L'histoire n'est connue que de quelques collectionneurs : une reproduction à l'identique du guide Michelin a aidé les soldats américains à se repérer lors du Débarquement en Normandie. C'était le 6 juin 1944. On vous raconte cette découverte incroyable.
Des guides Michelin dans les bagages des soldats américains débarqués sur les plages de Normandie en juin 1944. Le rapport ne semble pas évident, et pourtant : le célèbre recueil gastronomique du manufacturier clermontois a servi de repère aux Alliés durant la Seconde guerre mondiale. "Dans le milieu des collectionneurs, cette histoire est assez connue. Le guide en question a même un nom : "l'Américain". Ce que l'on ignorait, en revanche, c'est l'identité de la personne qui l'a mis entre les mains des renseignements américains", raconte Marc Francon. Ce collectionneur installé dans le Puy-de-Dôme vient de lever le voile sur ce mystère.
Découverte surprise
Mi-avril, le passionné reçoit un colis en provenance d'outre-Manche. Ce sont d'anciennes cartes Michelin de France et de Grande-Bretagne, "sans grande valeur" détaille le septuagénaire, commandées sur Internet pour agrémenter sa collection de plus de 16 000 cartographies routières.
J'ai découvert tout à fait par hasard une coupure de presse tirée d'un journal britannique qui revenait sur l'histoire de l'Américain. Elle était dissimulée dans le lot de cartes routières. Cela a été une énorme surprise.
Marc FranconCollectionneur et historien
L'article, daté de 1984, a été soigneusement découpé dans le Sunday Times. En gros caractères, le titre a sauté aux yeux de Marc Francon: “Le guide gastronomique qui a ouvert la voie à la victoire”. Au fil du texte, la journaliste Anne-Elisabeth Moutet décrit comment le guide touristique d’avant-guerre a contribué à l’invasion du D-Day. “Lorsqu’ils ont atterri sur Omaha Beach et Utah Beach, à 6h30 du matin, le 6 juin 1944, les officiers américains portaient un gros livre de poche semblant hors de propos pour l’occasion. C'était un fac-similé du guide de voyage Michelin de 1939 qui listait les meilleurs hôtels, restaurants et routes pittoresques de Normandie”, peut-on lire.
À la différence de l'original guide rouge, vendu au grand public dans les stations-service et garages automobiles de France, la copie destinée aux soldats est imprimée dans une teinte marron-sable. Elle porte également les mentions “Réservé à un usage officiel” et “Reproduit par les services de renseignements militaires, Washington DC”. Toutes les informations à l'intérieur ont été conservées à l'identique, y compris les recommandations de tables servant des “tripes à la mode” ou de “ la rosette”. "Ce ne sont pas les adresses de restaurants étoilés qui intéressaient les Américains... Mais bien la cartographie très précise des villes", continue Marc Francon, qui a écrit plusieurs thèses sur les cartes Michelin.
"Le document de rêve pour une invasion"
Facile à comprendre par des non-francophones, le guide recensait les cartes de plus de 500 villes et villages sur lesquelles on pouvait trouver la localisation des pompes à essence, le nombre d’habitants de chaque municipalité, la distance entre les routes principales, des informations sur la végétation locale ou encore le poids que pouvaient supporter les ponts construits sur le territoire. “Pour une invasion, c’était le document de renseignements de rêve”, écrit la journaliste avant de présenter aux lecteurs le Major Moutet, son père et la personne ayant eu l’idée de faire du guide outil de guerre.
“Gustave Moutet était un officier français et le fils d’un ancien ministre du Front populaire, Marius Moutet, qui a fait partie des 80 parlementaires à avoir refusé l'attribution des pleins pouvoirs au maréchal Pétain”, recontextualise le collectionneur Marc Francon, aussi historien. Le 17 juin 1940, Gustave Moutet prend donc le bateau depuis Brest en direction de l’Angleterre. Il porte avec lui le dernier guide Michelin en date : celui de 1939.
Lors de sa formation millitaire à Wimbledon, l'officier fançais Gustave Mouttet s’est rapidement rendu compte que les cartes de ville disponibles à l’Etat-Major anglais étaient médiocres. Il a donc proposé d’utiliser les cartes Michelin, bien plus détaillées.
Marc FranconCollectionneur et historien
L’État-Major allié se rapproche de Michelin et du "War Department" pour faire réaliser à Washington un tirage spécial de l'édition 1939, distribué à tous les commandants d’unités devant participer au Débarquement. La réimpression est encadrée par un brigadier britannique “qui avait participé à la retraite de 1940 et avait également noté que certains officiers de liaison français les préféraient aux produits de l'armée”, nous apprend l’article. Quatre semaines après le D-Day, Gustave Moutet débarque lui aussi en Normandie, avec une reproduction du guide rouge, et sert d'officier de liaison en chef.
Notoriété des cartes Michelin
L'histoire en dit long sur la notoriété des produits Michelin, déjà établie dans les années 1940. "Ces produits étaient très populaires à l’époque. Ils l’ont été encore plus dans les années 50 avec la démocratisation de la voiture”, explique Marc Francon. Le guide rouge, pour la gastronomie, existe depuis 1900 (il n'y a pas eu de publication entre 1915 et 1918, puis entre 1940 et 1945). Les cartes routières ont été créées ensuite, vers 1910, à la fois comme un outil touristique et un moyen de publicité pour les pneumatiques. Enfin, il y a eu le guide régional devenu le "guide vert".
Nous savons que les Allemands avaient aussi utilisé des cartes Michelin de 1939 pour venir en France. Chaque officier avait un portfolio de 36 cartes du territoire.
Marc FranconHistorien
Un exemplaire mis aux enchères
À l'occasion des 80 ans du D-Day, ce jeudi 6 juin 2024, un exemplaire de "l'Américain" est mis aux enchères à Clermont-Ferrand, fief du manufacturier. “Le guide rouge a participé à l’une des plus grandes opérations militaires de tous les temps. C’est incroyable ! Cela lui donne une forte dimension historique : au départ conçu pour le plaisir de la gastronomie, il est devenu un outil de guerre”, s’exalte le commissaire-priseur Maître Bernard Vassy.
L'Hôtel des ventes clermontois a déjà adjugé une demi-douzaine de guides 1939, pour des sommes allant de 3 000 à 5 000 euros. Nul ne sait combien de pièces avaient été imprimées à l'époque. "Probablement une petite quantité. Peut-être un millier, songe l'expert. Parmi les exemplaires retrouvés, certains portaient le nom d'officiers. On imagine qu'ils les ont signés une fois rentrés chez eux, comme un souvenir." Lors des ventes aux enchères, les acheteurs recherchent généralement des objets en parfait état. Pour "l'Américain", c'est tout le contraire.
Les acheteurs recherchent un guide qui a du vécu. Les stigmates le rendent d’autant plus chargé en émotion. Cela prend aux tripes.
Maître Bernard VassyCommissaire-priseur
L'exemplaire sur lequel la maison Vassy-Courtadon a mis la main, au cours d'une bourse annuelle de collectionneurs Michelin, conserve toutes ces marques du temps : la couverture patinée, les plis et coins de pages cornés... L'objet pourrait intéresser des acquéreurs américains. “Cette récente découverte va sûrement permettre de le faire sortir de l’oubli. Il a vocation à retourner aux Etats-Unis mais pourrait aussi intéresser des Français ou des Belges qui sont de grands collectionneurs de cartes Michelin”, indique maître Vassy. Le commissaire-priseur promet une "arrivée du guide en grande pompe" dans la salle des ventes, "comme s'il débarquait".