Le tribunal correctionnel de Clermont-Ferrand jugeait le 26 janvier la société de grande distribution Carrefour et deux de ses cadres, accusés de harcèlement moral et d'homicide involontaire suite au suicide d'une employée de Thiers en 2017. Après 8 heures de débat, le jugement a été mis en délibéré au 7 février prochain.
Pendant plus de quatre ans, jusqu'au suicide de Viviane Monier en 2017, les conditions de travail n'auraient cessé de se dégrader à l'hypermarché Carrefour de Thiers (Puy-de-Dôme), dénonce la partie civile au tribunal correctionnel de Clermont-Ferrand. Dans ce magasin en perte de chiffres d'affaires, les avocats des proches de la victime relatent un climat de travail devenu délétère : changements d'horaires et de missions, objectifs irréalisables, brimades… Des méthodes de management brutal qui seraient, selon eux, à l'origine du suicide de l'hôtesse d'accueil. Une amende de 100.000 euros a été requise contre la société Carrefour pour "homicide involontaire". L'entreprise, le directeur du magasin et un manager de caisses comparaissaient également pour "harcèlement moral". Le parquet a aussi demandé la majoration de 10% de l'amende, ainsi que la publication de la décision et l'affichage deux mois sur les portes de l'entreprise. Il a par ailleurs requis six mois de prison avec sursis à l'encontre du manager, ainsi que 5.000 euros d'amende, la privation des droits d'éligibilité pour cinq ans et l'interdiction d'exercer la profession à l'occasion de laquelle l'infraction s'est produite. Rien n'a été requis à l'encontre du directeur, absent de l'audience.
Une "épreuve" pour la famille
"Les débats ont été longs et les dénégations du manager et de Carrefour ont été une véritable épreuve pour la famille de la victime", a réagi l'avocate des parties civiles Me Clémence Marcelot. « Ce que les victimes attendent, c’est que leur souffrance soit reconnue. On fait face à un drame, le décès d’un proche, d’une sœur, d’une mère, d’une fille… Malheureusement, on ne pourra jamais la leur rendre. Cette souffrance ne peut être entendue et reconnue que par le biais d’une condamnation pénale. »
"C’est terrible parce qu’on se dit que si les choses avaient été faites avec un peu plus d’humanité, Viviane Monier serait probablement encore là aujourd’hui."
Me Marcelot
Elle insiste sur le caractère évitable, selon elle, du drame : « Vous aviez un climat absolument délétère et détestable. Ce qui est véritablement rageant dans ce dossier, c’est qu’il y a eu des alertes à de très nombreuses reprises. Depuis un certain temps, des élus du personnel et de l’inspection du travail alertaient sur ces risques psychosociaux au sein de l’entreprise. Quand les élus ont essayé de mettre en place des initiatives pour régler la problématique, ils se sont systématiquement heurtés à des bâtons dans les roues de la part de la société Carrefour. C’est terrible parce qu’on se dit que si les choses avaient été faites avec un peu plus d’humanité, Viviane Monier serait probablement encore là aujourd’hui. Elle avait alerté. Ça faisait quelques jours qu’elle était en arrêt de travail pour stress professionnel. Il y a eu de très nombreuses alertes. Je ne dirais pas qu’on attend des excuses, mais à minima une prise de responsabilité de la société Carrefour. Malheureusement ce n’est pas le cas aujourd’hui, la société continue de nier, malgré les évidences, toute responsabilité dans le décès de Viviane."
"Il y a eu l’audition de 101 personnes et aucune ne relève un comportement de nature à caractériser un harcèlement moral ayant entraîné le suicide de Madame Monier. "
Me Chautard
Les avocats de Carrefour et du manager, Me Emmanuel Daoud et Me Bertrand Chautard ont plaidé la relaxe pour leurs clients. Me Chautard indique que, selon lui, la culpabilité ne peut pas être clairement établie : « Les éléments qui amènent la défense à solliciter le renvoi des poursuites sont simples : il y a un doute plus que raisonnable sur sa culpabilité. Il y a eu l’audition de 101 personnes et aucune ne relève un comportement de nature à caractériser un harcèlement moral ayant entraîné le suicide de Madame Monier. Nous considérons que ce dossier n’est pas établi en termes de preuves certaines, indiscutables et sans doute aucun. » Pour lui, le dossier n’est pas suffisamment étoffé : « Il y a des questions de témoignages. Est-ce qu’il y a un témoin direct de ce que Monsieur Delemasure a insulté, outragé, humilié une des personnes qui s’est constituée partie civile ? Est-ce qu’il y a des éléments qui permettent de rattacher de manière certaine le suicide de Madame Monier et le harcèlement contesté qui lui aurait porté préjudice ? A notre sens, non. »
Le jugement en délibéré au 7 février
Me Clémence Marcelot réagit : « On a un certain nombre de salariés, quand même assez nombreux, qui font état de ce qu’ils ont été témoins visuels de certains agissements qui sont clairement constitutifs de harcèlement moral. Des faits précis, circonstanciés, datés […] Le bassin de Thiers est un bassin sinistré. Les gens qui veulent rester sur Thiers n’ont pas le choix, à partir de ce moment-là, on aboutit à des salariés qui acceptent des conditions de travail qu’ils n’auraient pas acceptées en temps normal. Le Carrefour de Thiers n’est pas le seul concerné par des procédures en cours dans le bassin thiernois en matière d’infraction au code du travail. » Le jugement a été mis en délibéré au 7 février.
Rappel des faits
Le 3 avril 2017, Viviane Monier, 46 ans, avait mis fin à ses jours à Vollore-Ville (Puy-de-Dôme). Cette hôtesse d'accueil employée depuis 27 ans au magasin Carrefour de Thiers, avait laissé une lettre mettant en cause son environnement professionnel et le harcèlement moral dont elle disait être victime. Une enquête de l'inspection du travail avait corroboré ces faits de harcèlement et l'entreprise a déjà été condamnée pour "faute inexcusable" par le pôle social du tribunal judiciaire le 25 novembre dernier (elle a fait appel). "Il résulte de l'audition des salariés que l'ambiance générale dans le magasin de Thiers était très mauvaise et ce depuis plusieurs années", avait souligné dans son jugement le pôle social. "L'organisation mise en place par la direction a provoqué des tensions entre collègues", ajoute-t-il évoquant "des situations de favoritisme" entre les hôtesses ou au contraire "de représailles (changement d'horaire, surveillance, refus d'attribution de congés)" de la part de la direction et du manager contre d'autres employés. Les comptes-rendus de plusieurs CHSCT (comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail) avaient fait état de risques psychosociaux.