"Elles n’avaient même pas le droit de regarder par les fenêtres" : à Tarare, un documentaire redonne vie aux ouvrières de l'ancienne manufacture de textile

Un documentaire est actuellement en tournage à Tarare. Il retrace le quotidien des jeunes ouvrières de l'usine pensionnat de la ville. Une histoire quasi oubliée qui renaît grâce à la compagnie "Les mères tape-dur" et aux figurantes qui prêtent leurs traits aux jeunes ouvrières.

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Une fois rénovée, l'ancienne manufacture de textile de Tarare accueillera le siège de la communauté d'agglomérations de l'ouest Rhodanien. En attendant, ces murs empreints d'histoire servent de décor à un documentaire. Une compagnie artistique locale et des bénévoles tournent actuellement. L'œuvre rendra hommage aux ouvrières de cette "usine pensionnat".

Une histoire oubliée

"Vous êtes d’une justesse folle, tout ce qui habituellement est compliqué dans un atelier de théâtre, vous êtes déjà passés au-dessus. Franchement, vous m’épatez, j’ai cru voir les filles du moulinage et j’en ai pleuré, vraiment." Visiblement émue, Angèle Junet, la directrice artistique de la compagnie "Les mères tape-dur" dirige une trentaine de jeunes filles. Dans la salle froide et immense d'un ancien atelier, les "ouvrières" se déplacent au son du tic-tac d'un métronome.

Toutes vêtues d'une robe noire et d'une chasuble gris-bleu, les figurantes gardent le silence, le visage fermé.

Longtemps Tarare a vécu au son du moulinage. De la seconde moitié du 19ème aux années 30, la manufacture de velours de soie, JB Martin, la plus grosse de la ville, fut une usine pensionnat. Elle employait des centaines de jeunes filles de 10 à 20 ans.

Se glisser dans la peau des personnages

En tout 80 figurantes retracent aujourd'hui le quotidien d'hier dans un documentaire qui retrace la dure vie de ces ouvrières, arrachées à la misère paysanne.
Dévidoirs, fuseaux, les jeunes filles ont appris à reproduire les gestes effectués d'antan, à la chaîne.

"En fait, on les répare les fils, on prend le ciseau, on coupe, mime Abigaïl Trigilio, 16 ans, ou sinon il y a le tirage, par exemple, on tire le fil, c’est toujours le même fil, on refait le nœud et on encoche", détaille-t-elle.

"On nous a appris aussi qu’il n’y avait pas beaucoup de place, donc il fallait faire très attention. Comment on prend, comment on passe derrière les fils, tout ça nous aide bien à rentrer dans la peau du personnage."Non loin d'elle, une autre très jeune fille, Loïcia Tournez, explique "Les conseils que l’on nous donne, c’est surtout de penser à ce qu’elles faisaient, se dire que 12 heures par jour, elles faisaient toujours la même chose, tout le temps. Ça peut être saoulant, fatiguant. Elles n’avaient même pas le droit de regarder par les fenêtres."

Pauvreté et austérité

Il faut se représenter le bruit assourdissant, le froid, l’hiver, la chaleur, l’été, sous l’œil d’une vingtaine de contremaîtresses. C'est toute une partie de l'histoire locale parfois méconnue qui reprend vie. Il n’existe aucune archive hormis le registre de recensement et quelques photos. L’équipe artistique a dû faire parler les murs et les habitants.

"C’est une mémoire qui n'existe pas à Tarare, c’est presque tabou, témoigne Angèle Junet. C’est dans ce sens-là que nous avons eu envie d’aller gratter et de les faire exister. Juste pour dire "Regardez, elles ont été ici, voilà ce qu’il s’est passé!" Ce bâtiment est symptomatique de l’industrie du textile tararienne".

La scène tournée raconte la visite d’un cardinal à la manufacture. Ces petites mains étaient encadrées par 20 sœurs de la congrégation St Joseph.

"Le mec dégage du pouvoir, de la puissance et fait flipper, indique la directrice artistique aux figurantes. Imaginez, il était avec son costume d’archevêque, ses grosses bagues..."

Après 12 heures de travail, le dortoir était à l’étage pour les ouvrières. Un règlement strict, silence de rigueur et une seule petite heure de sortie par semaine sous bonne garde. Patriarcat et religion servaient d'instruments de contrôle.

"On sent vraiment la lourdeur des lieux, quand on traverse quand on commence à se mettre dans le rôle, quand on marche pour faire les balades,"indique Aliyah Lafait, une participante de 16 ans.

Un hommage aux petites mains

"Les moindres faits et gestes des filles étaient contrôlés, tout devait être fait comme les sœurs  l’entendaient. Il y avait une censure du courrier, il y avait une pièce que l’on appelait le parloir pour que les familles puissent venir visiter les filles, c’était des conditions carcérales, clairement", raconte Angèle Junet.

Ces jeunes filles passaient des années loin de leur famille, n'avaient pas de salaire mais des gages, très faibles en fin d’année. Leur éducation était rudimentaire, volontairement limitée."Elles n’avaient pas le droit de sortir et elles étaient tout le temps enfermées ici, elles ne pouvaient pas choisir ce qu’elles faisaient, et elles ne pouvaient pas faire grand-chose,"conclut Lilly-Rose Turbe, une figurante de10 ans.


Ces jeunes filles ont à cœur d’incarner au mieux, cette main-d'œuvre docile et bon marché. Le documentaire sera projeté dans l’ancienne manufacture, en septembre 2024. Un film qui rendra enfin hommage à 70 ans d’histoire.

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