Gardes à vue lors des manifestations : "C'est un abus de pouvoir, une politique extrêmement attentatoire aux libertés publiques”, assure l'avocat Bertrand Sayn

Bertrand Sayn est avocat en droit pénal au barreau de Lyon. Il nous livre son éclairage concernant les nombreuses interpellations lors des manifestations contre la réforme des retraites et les poursuites judiciaires auxquelles elles ont donné lieu. Entretien.

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Depuis le début des manifestations contre la réforme des retraites, dans toute la France, plusieurs centaines de manifestants ont été interpellés voire placés en garde à vue avant d'être dans leur très grande majorité remis en liberté sans aucune poursuite.

Ce vendredi 31 mars, un collectif d'avocats du Tribunal judiciaire de Paris a déposé une centaine de plaintes pour "privation de liberté" et "atteinte à la liberté de manifester".

Bertrand Sayn est avocat en droit pénal au barreau de Lyon. Il répond à nos questions à propos de ces nombreuses interpellations et gardes à vue qui ont rarement donné lieu à des poursuites judiciaires. 

France 3 Rhône-Alpes : "Après les manifestations contre la réforme des retraites, avez-vous noté un ratio anormal entre le nombre d'interpellations et le nombre de poursuites engagées ? 

Me Bertrand Sayn : La question qui se pose, c’est de savoir si on emploie les gardes à vue à titre de sûreté. C’est-à-dire qu’on garde juste les individus au commissariat le temps que la manifestation se dissipe, ou si on intervient vraiment dans le cadre de la loi et qu’on use des gardes à vue conformément au droit. 

Sur les statistiques, on a quelques repères. Par exemple à Lyon, l'hebdomadaire Rue 89 évoque 68 interpellations jusqu’au 22 mars avec une majorité de gens qui ont été purement et simplement relâchés. Le 17 mars, on a compté 36 interpellations dont 13 poursuites seulement. Donc un ratio de 1 à 3. Le 28 mars, la presse a compté 19 interpellations pour 10 poursuites, donc un ratio de 1 à 2. Au plan national, Médiapart a dénombré pour les journées du 16 au 18 mars, 425 interpellations dont 52 qui ont donné lieu à des poursuites, donc ça fait 1 pour 9. Le Monde a dénombré pour la journée du 23 mars, 234 interpellations et 6 poursuites. 

Ce que disent les statistiques, c’est que sur le nombre de personnes qui sont placées en garde à vue, on a une très large majorité pour laquelle il n’y a aucune poursuite et qu’on va relâcher au terme de la garde à vue. Cela pose une vraie difficulté parce que l’interpellation au plan juridique n’est possible que si les policiers ou les gendarmes identifient des personnes sur le point de commettre une infraction, qui ont tenté de la commettre ou qui l’ont commise. Et la garde à vue n’est possible que si les services d’enquête identifient des raisons plausibles qu’on ait commis un délit. 

Alors on peut se tromper, on peut faire des erreurs. Mais quand on a des statistiques de cette nature, on ne peut pas penser que les services de police ou gendarmerie se trompent dans cette largeur-là. On est obligé d’en conclure que l’usage de la garde à vue n’est pas celui qui est réservé par la loi. C’est-à-dire, qu’on interne les gens non pas dont on a une idée raisonnable de penser qu’ils ont commis ou s’apprêtent à commettre des délits mais par mesure d’ordre public pour prélever un certain nombre de manifestants du lieu de la manifestation. Mais on ne peut pas imaginer que les services d’enquête se fourvoient à ce point et dans ce nombre. 

Pour vous, c’est une politique affirmée visant à restreindre le droit de manifester ou les libertés individuelles ? 

C'est une politique surtout pas affirmée parce qu’on assume pas du côté des pouvoirs politiques puisqu’on parle de marge d’erreurs. Mais en réalité, je pense que c’est bien de ça dont il s’agit. C’est une politique qui est extrêmement attentatoire aux libertés publiques. 

Il faut comprendre que la police est à la fois police administrative et police judiciaire. C’est-à-dire, que les mêmes agents ont d'abord vocation à faire de la police administrative, de la police préventive. Dans les manifestations, on a des forces de l’ordre qui barrent des routes pour s’assurer d’un trajet particulier, qui surveillent et qui sont présentes à titre préventif. Et puis, on a ces mêmes agents qui peuvent basculer en agent de police judiciaire et qui ont vocation à interpeller les personnes dont on pense qu’elles sont susceptibles de commettre des infractions ou qu’elles les ont commises. 

Et là, parce qu’ils sont police judiciaire, où sur un plan théorique ils travaillent sous l’ordre d’un procureur de la République, ils ont le pouvoir d'interpeller et de placer en garde à vue. Or là, dans l’écrasante majorité des cas, l’hypothèse qu’on dit avoir n’est pas vérifiée, ce qui est à mon avis la démonstration qu’on n'en a pas fait l’hypothèse mais qu’on a interpelé pour d’autres raisons qui sont des raisons de gestion de l’ordre public et de police administrative. Or un policier qui est dans une mission de police administrative n’a pas le droit de son initiative et en dehors de la commission d'un délit d'interpeller et de placer en garde à vue. 

Raison pour laquelle, un certain nombre de syndicats, d’organisations, de gens qui sont attachés aux libertés fondamentales et aux droits de l’homme dénoncent ce mode d’utilisation de la garde à vue. 

Est-ce un abus de pouvoir selon vous ? 

C’est un abus de la police administrative oui, c’est un abus de pouvoir complètement. 

Au cours des audiences, il y a souvent peu d’éléments matériels, même pour ceux qui sont poursuivis. C’est la parole d’un policier contre celle d’un prévenu. Trouvez-vous que les réquisitions du parquet semblent indiquer une volonté de casser ces mouvements ?

On a un lien politique et immédiat entre le ministre de l'Intérieur et les parquets généraux qui revendiquent une certaine indépendance mais qui sont néanmoins la courroie de transmission des politiques pénales et il est très clairement affirmé qu’en temps de manifestations, il y a des injonctions très claires de poursuivre systématiquement toutes les personnes qui peuvent l’être avec des réquisitions qui sont importantes, avec des méthodes de comparutions immédiates. 

On est dans l’idée de dissuader et d'afficher une position extrêmement ferme à l’encontre des personnes qu’on peut poursuivre. Après, les magistrats dans leur ensemble font le tri de l'ivraie et du bon grain et j’ai cru comprendre que beaucoup de personnes avaient été remises en liberté, relaxées et  qu’une fois arrivés devant le tribunal correctionnel, la police et les parquets perdent la main pour des décisions qui sont rendues par des juges du siège qui sans doute ont un peu plus de recul et ne sont pas pris par des injonctions venant du gouvernement. 

Avez-vous entendu parler d'interpellations préventives ou de système d’amendes comme cela a pu être dénoncé par un syndicat d'avocats à Paris ? 

On a de nouveaux délits qui ont un peu cet objet qui consiste à poursuivre des personnes dont on peut penser qu’elles se regrouperaient pour commettre des violences. Ce qui permet par exemple à Lyon d’interpeller des jeunes gens qui veulent se déplacer pour une manifestation du lendemain. 

Donc on ne va pas attendre qu’il y ait des faits qui soient commis le lendemain. On va sur la base d'éléments parfois assez ténus poursuivre et parfois entrer en voie de condamnation en pensant que les éléments en possession des policiers sont suffisants pour établir qu’ils s'apprêtaient à commettre des violences le lendemain. 

Est-ce qu’une paire de gants coqués et une cagoule permettent de caractériser ce type de délit ? Ce sont des discussions que nous sommes obligés d’avoir dans les prétoires. On aurait préféré un droit pénal plus classique en discutant de faits clairement commis plutôt que d’actes préparatoires qui laissent souvent la place à une discussion plus ténue et plus difficile. 

Selon un article du Progrès du 31 mars, le parquet a reconnu qu’il y avait trois enquêtes en cours de l’inspection générale de la Police nationale (IGPN) sur des faits de violences policières à Lyon. Avez-vous eu écho de ces plaintes ?

J’ai surtout eu écho des résultats des enquêtes IGPN au moment des gilets jaunes. C’est un aveu : l’IGPN c’est une impasse. Lorsqu’on ne veut pas de résultats dans une enquête, on saisit l’IGPN. C’est ça la réalité des statistiques aussi.  Il y a des inégalités dans les enquêtes. Il y a quelques enquêtes qui sortent et certaines permettent de faire un certain nombre de choses. 

Mais je crois que d’une manière générale, il n’est pas possible dans un pays démocratique de confier aux services de police la vérification du travail de leurs collègues. C’est assez simple, on ne peut pas être juge et partie. Or c’est notre système actuel. 

La Ligue des droits de l'homme (LDH) évoque des problèmes de fichage, de "nassage". Lors de ces manifestations contre la réforme des retraites, avez-vous constaté des comportements excessifs des forces de l’ordre ? 

Moi je suis avocat, pas témoin donc je ne constate pas. Mais la LDH s’en est plaint et constitue des dossiers dont je serai vraisemblablement saisi. Pour les nasses, on attend une décision de la Cour européenne des droits de l’homme puisque la LDH et un grand nombre d’organisations avaient saisi à Lyon d’abord un juge d'instruction, puis la Cour de cassation et maintenant la Cour européenne des droits de l’Homme, d’une nasse en 2010 qui avait consisté à bloquer à mon sens d’une façon arbitraire environ 700 personnes de 13h30 à 19h00. 

Les personnes en étaient sorties épuisées, traumatisées, fichées avec photo et pièce d'identité. Et un grand nombre avaient été amenées dans des cars pour vérification d’identité. 

On a eu une discussion juridique pour savoir si tout ça était justifié, on attend la décision de la Cour européenne. Mais la nasse pose un véritable problème. Surtout quand elle est ordonnée par des services de police ou un préfet en dehors de l’intervention de l’autorité judiciaire. Il y a eu une nasse dans le cadre des manifestations à Lyon, je crois qu'il y a 36 personnes qui ont été interpellées sauf erreur et elles ont, je crois, toutes étaient relâchées un peu plus tard."

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