Le festival de Cannes vient à peine de s’achever. Son délégué général, qui y œuvre depuis près de 21 ans, a pourtant accepté de faire un détour par le plateau de France 3 et de se livrer à son ami, le journaliste Alain Fauritte. Il évoque ses passions pour le cinéma, le sport. Au fil de ses anecdotes, il décrit les leçons qu’il tire de son « formidable » parcours.
C’était un des jours les plus remarqués de cette édition 2022 du festival de Cannes. Ce 18 mai 2022, Thierry Fremaux, qui en est le délégué général depuis 15 ans, apparait comme à l’accoutumée en haut des marches du Palais où les stars sont accueillies avant les projections.
Ce jour-là, le film programmé hors-compétition est une grosse production : "Top Gun Maverick", avec Tom Cruise. Au moment où l’événement est salué par un passage de la Patrouille de France dans le ciel cannois, l’acteur admire le spectacle, en posant sa main sur l’épaule de Thierry. « On ne se connaissait pas », précise celui qui côtoie régulièrement de grands comédiens, réalisateurs…
« On avait travaillé beaucoup par correspondance. Depuis son arrivée le matin, il sentait qu’il était aimé. Je lui avais beaucoup rendu hommage aussi, et il le savait. Moi, je considère qu’il n’est pas seulement une star, mais aussi un acteur-producteur. Tous les films qu’il fait sont des bons films. Même Top Gun, actuellement à l’affiche, c’est un bon film. Evidemment, on ne va pas voir Top Gun comme on va voir un film d’Arnaud Desplechin, par exemple. » Et il ajoute une anecdote. « Le lendemain, alors qu’il était déjà à Londres pour la promotion du film, il m’a fait parvenir un petit mot sur le thème : je me pince encore pour savoir si ce que j’ai vécu… je l’ai bien vécu. Et, en effet, il en a vu des trucs mais là… C’était bien. »
Entre Cannes et Lyon
C’est constamment avec un mélange de magie et une grande simplicité que Thierry Frémaux évoque sa vie d’organisateur du plus grand festival de cinéma au monde. Il est d'ailleurs, en même temps, à la tête de l’Institut Lumière qui, à Lyon, organise depuis 2009, un festival de film « patrimoine », dont la 14ème édition aura lieu du 15 au 23 octobre. Inutile d’essayer de lui faire avouer à l’avance qui sera bénéficiaire du prix cette année. « C’est comme pour le président du jury. D’abord, on ne le sait pas. Il faut d’abord qu’on le trouve. Et, dès qu’on l’a, on le donne. Donc si on ne l’a toujours pas donné, c’est qu’on ne le sait pas », sourit-il.
C’est à Tullins-Fures, dans une commune basée en Isère, qu’il a trouvé naissance. « J’insiste bien sur le Fures », précise-t-il, « car il est question que l‘on ne garde que Tullins. Je veux dire au maire de Tullins-Fures… que c’est Tullins-Fures. J’y suis attaché... »
Du Vercors... aux Minguettes
Sa famille, issue du monde agricole, est originaire du Vercors. D’où son attachement à la terre… « Un attachement que l’on mesure toujours plus fort lorsque l’on ne peut pas l’assouvir. J’ai grandi là-bas et j’y ai passé mes vacances. Mais je ne pouvais pas y vivre. Dès que j’ai eu trois sous, à l’âge adulte, j’ai acheté une vieille ferme. » Il sourit à nouveau « Pour être sûr que, quoi qu’il arrive dans mon existence, j’avais ça. »
Après un aller-retour à Paris, les parents de Thierry sont revenus dans la région et se sont installés à Caluire, dans la banlieue Ouest de Lyon, puis du côté de Vénissieux, dans le quartier des Minguettes. Ingénieur à EDF, son père avait fait volontairement le choix d’installer sa famille dans un quartier dit populaire. « Nous étions quatre enfants. Il fallait donc un appartement plus grand. Je suis resté très attaché à cette cité des Minguettes, où je pourrais retourner vivre… demain matin. On l’a oublié, mais il y avait, à l’époque, une sorte d’utopie du vivre-ensemble. Cela a ouvert véritablement au tout-début des années 70. On est arrivés en 1973, et j’y suis resté. J’étais déjà directeur du Festival de Cannes quand j’y résidais encore. Et j’aimais bien ça » raconte-t-il.
Elia Kazan était fasciné par cette idée que je venais de Tullins-Fures et que je réside aux Minguettes. J’enseignais alors à St-Fons. Et cette vie m’allait très bien.
Il y a même emmené, un jour, le réalisateur Elia Kazan. « C’est lui qui avait réclamé. Les cinéastes sont comme ça. On était devenus copains. Un jour, alors qu’il était à Lyon, il a demandé à voir où j’habitais. J’étais célibataire et j’habitais au cœur des Minguettes, en face du collège Paul Eluard, qui était mon collège. Il avait été frappé par ça. Elia Kazan était un exilé truc arménien du début du 20è siècle. Et new-yorkais pure souche. Il s’est retrouvé à un moment pris dans la tourmente de la liste noire du Maccarthysme. Il était fasciné par cette idée que je venais de Tullins-Fures et que je réside aux Minguettes. J’enseignais alors à St-Fons. Et cette vie m’allait très bien. »
Il prolonge cet amour de sa région en évoquant un autre visage célèbre. « Je dine très souvent avec Vincent Lindon, par exemple, au Train Bleu, qui est le grand restaurant de la gare de Lyon, à Paris. Et on se met du côté des rails. Et je dis toujours à Vincent : Tu vois là. Deux heures, tout droit, il y a Lyon. C’est chez moi ! »
A Paris, mais rue de Lyon
Aujourd’hui, Thierry Fremaux développe sa vie entre Paris et Lyon. « Mais, à Paris, j’habite rue de Lyon…», précise-t-il avec ironie. « Et même lorsque Gilles Jacob m’a appelé à ses côtés à Cannes, j’ai d’abord refusé parce que j’étais très bien rue du premier film, à Lyon (adresse de l’Institut Lumière ndlr). Il y avait là-et il y a toujours- beaucoup de choses à y faire. »
J’ai la chance d’être à la fois l’entraîneur de l’OL et l’entraîneur de l’Equipe de France
Il n’a pas souhaité abandonner ses racines pour rejoindre Cannes, mais plutôt mener de front les deux activités. « C’est un peu comme une équipe nationale et une équipe de club. C’est-à-dire… J’ai la chance d’être à la fois l’entraîneur de l’OL et l’entraîneur de l’Equipe de France. Ou même l’entraîneur de l’Equipe du Monde. Cannes n’est pas un festival français, mais international, en France. »
Il est donc véritablement gardé un cœur… lyonnais. « Je tenais beaucoup à ne pas m’éloigner. D’abord, je ne voulais pas laisser Bertrand Tavernier, qui était le président, qui nous a quittés il y a un an. A l’époque, quand il était question que je sois nommé à Cannes, lui-même pensait que je quitterais l’Institut Lumière et je ne voulais pas. J’ai bien fait. On a passé des années merveilleuses ensemble. »
En judo, pour ne pas se faire mal, il faut savoir tomber. Donc on n’apprend pas à faire tomber, mais d’abord à tomber. Et c’est une bonne leçon de vie, aussi
Mais dans la vie de Thierry Fremaux, il n’y a pas que du cinéma. Il évoque une autre passion dans un livre intitulé « Judoka ». Il raconte ce sport qui « calme les excités et rassure les timides », selon sa propre expression. « Moi, j’étais plutôt excité. Ça m’a appris la tolérance. Vous savez, sur un tapis de judo, et en sport généralement, vous avez de tout. Des blonds, des bruns, des grands, des petits, des gros, des maigres. Vous avez des gens qui viennent d’ailleurs. Moi j’étais professeur de judo. On avait des gens de « haute » classe sociale, et d’autres de « basse » classe sociale. Mais, sur un tapis, tout le monde est en kimono. Et se dévoue aux autres. »
Il explique cela dans son livre « Ce n’est pas un livre technique, mais plutôt philosophique. Le judo est un rapport à l’autre. Quand Camus disait que ce qu’il a appris de la morale des hommes… C’était au football… Moi… Je l’ai appris au judo.»
Il y a découvert de véritables chemins de construction. « Au judo, on vous apprend à devenir très fort, pour que vous appreniez, aussi, à tomber sur plus fort que vous. Votre professeur vous dit : je vais t’apprendre à devenir si fort qu’un jour tu pourras me battre. Et on vous apprend à aider ceux qui, un jour, seront plus forts que vous », résume-t-il. Thierry aborde aussi le thème central de la chute. « En judo, pour ne pas se faire mal, il faut savoir tomber. Donc on n’apprend pas à faire tomber, mais d’abord à tomber. Et c’est une bonne leçon de vie, aussi. »
Je suis moi-même à un âge où je me demande si j’ai eu des paroles décisives comme certaines personnes
Il évoque avec respect ses professeurs. « Quand on est enfant, et que vous choisissez une telle discipline, ce sont eux les hommes fort de cette discipline. Donc vous ressentez une sorte de fascination. Avec laquelle il ne faut pas jouer. Au judo, la transmission, la pédagogie, et l’éducation sont des choses fondamentales. »
Il estime que ses professeurs ont été des hommes « formidables ». « Ils sont, tout comme l’était Bertrand Tavernier, des gens exceptionnels, extra-ordinaires. Des gens qui ont une érudition, un savoir, un rapport au monde et qui vous disent des paroles décisives. Aujourd’hui, je suis moi-même à un âge où je me demande si j’ai eu des paroles décisives comme certaines personnes. »
Il cite quelques autres personnalités. « Daniel Toscan du Plantier, à l’époque, a eu des paroles décisives pour moi. Martin Scorcese… » Il se touche le crâne. « Avec mes cheveux qui blanchissent, j’en suis arrivé à un âge où je voudrais être sûr, qu’à mon tour, j’ai eu des paroles décisives, ou une influence décisive sur des gens dont l’existence s’est trouvée un peu améliorée par ma fréquentation. »
Dès que l’on dit que c’était mieux avant, on se fait traiter de passéiste
Savoir, à son tour, jouer son rôle de passeur. « Techniquement, je le suis. Ce n’est pas un mot dont je raffole. Il a été mis à toutes les sauces. Mais la cinéphilie, comme le judo, est affaire de générations, de transmission, de rapport au passé. Et on sait que cela n’a pas très bonne presse. Dès que l’on dit que c’était mieux avant, on se fait traiter de passéiste. »
Mais il assume. « Moi je pense qu’on peut dire que c’était mieux avant pour ce qui était mieux avant. Que ce n’était pas mieux avant pour ce qui ne l’était pas. Et que l’on peut autant embrasser l’avenir avec optimisme –ce qui est mon cas- que s’en méfier aussi beaucoup. L’état de la planète prouve bien que l’on n’est pas complètement sûr qu’il faille continuer comme ça. »
Moi, en judo, j’étais plutôt un styliste... Et c’est comme au cinéma. La mise en scène m’intéresse
Thierry Fremaux est ceinture noire 4ème dan. Il s’estime être un judoka inspiré. « Je devrais aujourd’hui être 6ème dan si le cinéma ne s’était pas emparé de mon existence. En tennis, vous avez des stylistes et des gens plutôt besogneux. Moi, en judo, j’étais plutôt un styliste. Je gagnais même des coupes de meilleur styliste. Et c’est comme au cinéma. La mise en scène m’intéresse. »
Il développe. « Je m’intéresse toujours à ceux qui ont du style et qui font de l’art cinématographique. En judo, il y a une forme d’art. Comme dans d’autres sports. La façon de faire du rugby par l’Equipe de France est une manière qui n’appartient qu’aux français. Il y a une manière d’être au monde, dans la vie, qui fait que vous allez faire attention à ce que vous êtes. »
Ne soyez jamais déçu d’avoir perdu si vous avez tout fait pour gagner
Il est devenu enseignant dans son sport. « Le judo, c’est une discipline formidable où tout est examen. On vous explique que les examens sont très durs et ils le sont. Mais que n’importe qui peut y arriver s’il travaille. Les règles sont très claires. » Il précise. « Quand on faisait de la compétition, un de mes professeurs me disait : ne soyez jamais déçu d’avoir perdu si vous avez tout fait pour gagner. Ça aussi, c’est un truc qui marche, dans la vie en général. Les petits français, comparés aux petits américains, ne savent pas bien parler en public, par exemple. Les américains sont formés très tôt à s’exprimer. On les accompagne, les encourage. On ne les brime pas. Moi, c’est au judo que j’ai appris à parler en public. Pour devenir professeur, vous suivez l’école des cadres. C’est un deuxième enseignement, tout à fait particulier, où on vous apprend à vous exprimer. »
Quand on comprend la complexité du langage, on comprend la complexité de choses
Il revient au 7ème art. « Jacques Deray me disait ça : tu devrais donner des cours à des exploitants de cinéma pour qu’ils apprennent à présenter des films. On peut être un grand cinéphile et ne pas savoir formuler. Je crois que c’est important. Tout passe par le langage. Quand on comprend la complexité du langage, on comprend la complexité de choses. » Il ironise à nouveau. « Ceux qui poussent des hurlements, quelle qu’en soit la nature, l’origine, ou le territoire… en général, la nuance n’est pas leur fort. »
Je fais partie d’une génération à qui on apprenait que sport et culture n’allaient pas ensemble
Thierry Fremaux s’est donc en grande partie construit avec la pratique et l’enseignement du judo. Et le sport ne le quittera jamais, même dans ses activités actuelles. Il lui arrive d’en parler, par exemple, avec certaines stars hollywoodiennes, comme Nicole Kidman. « Je fais partie d’une génération à qui on apprenait que sport et culture n’allaient pas ensemble. C’est la grande bataille parallèle entre Camus et Sartre. Moi, j’ai toujours pensé que les deux n’étaient pas incompatibles, et je ne suis pas le seul. A Cannes, l’acteur anglais Michael Fassbender, par exemple, est un fou de sport automobile. On s’est mis à parler de Jackie Stewart, Jean-Pierre Beltoise, Jean-Pierre Pescarolo, des 24 heures du Mans…et, tout à coup, il n’était plus une star de cinéma et je n’étais plus le directeur de Cannes. Les autres étaient stupéfaits d’entendre cette espèce de charabia, qui reprenait, juste, l’histoire du sport automobile. Sans doute que le fait que je me sois, dans mon enfance, intéressé au judo, au sport automobile, au cyclisme… que j’ai retenu des scores de matchs –je me demande bien pourquoi- m’a-t-il permis, ensuite à me souvenir de la filmographie d’Orson Welles. Et à savoir que les choses passent aussi, beaucoup, par l’érudition. »
Pour résumer son parcours, et en particulier, ce double amour pour ses deux passions, il pense... à un chanteur « Peut-être que, comme le disait Jean Ferrat, on ne guérit jamais de son enfance »
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