Professeur à l'ENS de Lyon, le sociologue Bernard Lahire estime que la situation actuelle renvoie les élèves "à la brutalité des différences de classe".
Le confinement creuse-t-il les inégalités scolaires ? Le risque est grand, a reconnu le ministre de l'Éducation, Jean-Michel Blanquer, face aux inquiétudes des enseignants et des parents.
Pour le sociologue Bernard Lahire, professeur à l'ENS de Lyon qui a dirigé durant plusieurs années une étude sur des enfants de maternelle ("Enfances de classe - De l'inégalité parmi les enfants", ouvrage collectif paru en 2019 aux éditions du Seuil), la situation actuelle renvoie surtout les élèves "à la brutalité des différences de classe".
L'AFP l'a interviewé
En quoi le confinement pénalise-t-il plus certains enfants ?
"C'est quasi mathématique: vous avez des inégalités de départ entre les familles, plus ou moins diplômées, plus ou moins dotées de capitaux culturels; si vous retirez l'école, qu'est-ce qui reste ? La réalité brute de ces inégalités. L'école joue déjà, la plupart du temps, un rôle de reproduction. Mais elle tente néanmoins de réduire les différences et parvient, malgré tout, à transmettre des savoirs à ceux qui sont en difficulté. Si l'on retire son intervention de façon durable (il est question, selon les scénarios, que les enfants ne reprennent qu'en septembre) l'impact sera très lourd."
Selon le ministre, le contact a été perdu avec "5 à 8%" des élèves. Fourchette haute ou basse ?
"Le problème est sans doute de plus grande ampleur parce que les classes populaires ne représentent pas seulement 5 à 8% de ce pays... En outre, si ces chiffres se basent uniquement sur le fait d'avoir accusé réception des informations transmises par les enseignants, ça ne suffit pas. La question, ce n'est pas seulement d'avoir accès à internet. Que les enfants ou les parents soient connectés n'empêche pas qu'ils soient perdus pédagogiquement. La transmission des savoirs, ça ne marche pas comme un transfert bancaire."
Peut-on assurer une "continuité pédagogique" ?
"Le terme n'est pas bon car il y a une discontinuité pédagogique au contraire, nette. L'école signale encore sa présence, elle envoie des signaux, des devoirs, mais elle ne peut pas faire le travail qu'elle fait ordinairement. Et c'est bien là le problème. Transmettre des savoirs, ce n'est pas qu'une question d'émetteur et de récepteur, c'est une construction, des interactions, un encadrement, des encouragements... S'il suffisait de transmettre des textes ou des informations, on pourrait généraliser le dispositif après le confinement, tout dématérialiser et se passer d'une bonne partie des enseignants, car cela coûterait beaucoup moins cher ! Mais cela n'a évidemment aucun sens."
Quelle place pour les parents ?
"Sans école, tout le travail de tutorat, d'étayage, leur incombe. Et soit ils ont les moyens et l'habitude de le faire, soit ils ne l'ont pas. Les différences, on les voit dès l'école maternelle et elles se vérifient très objectivement dans la suite des parcours scolaires. En temps normal, à cette période de l'année, en grande section par exemple, les enseignants abordent l'écriture, la lecture, car le CP approche. Des parents, on le sait, ont déjà appris à leurs gamins à lire et à écrire, quand d'autres ont des problèmes avec la maîtrise du français... Eh bien là, l'écart entre les situations va empirer, or c'est une période d'apprentissage cruciale."
Que révèle cette crise ?
"Elle a un effet de loupe sur les disparités sociales. Aujourd'hui, ceux qui sont les moins susceptibles de faire du télétravail, et donc de pouvoir garder leurs enfants à la maison et les suivre scolairement, ce sont, hormis les médecins et infirmières, les gens des milieux populaires: les ouvriers de l'agroalimentaire, de l'automobile, les éboueurs, les femmes de ménage, les caissières, les aides-soignantes, etc. Le confinement renvoie les enfants à la brutalité des différences de classe."