Pierre Rabhi : "Aujourd’hui, vraiment, il faut que nous apprenions à aimer et à admirer"

Ecologiste convaincu, expert international, philosophe et écrivain, l'ardèchois Pierre Rabhi a accepté de nous livrer sa vision du monde actuel. Et il adresse un message de vigilance aux jeunes face au danger de la virtualité. 

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Pierre Rabhi vient de publier un livre de dialogue avec le journaliste Denis Lafay, intitulé "J'aimerais tant me tromper" (Ed. de l'Aube). A cette occasion, il a accepté de faire une halte de quelques minutes devant le théâtre des Célestins, à Lyon, pour répondre à nos questions. L'entretien se réalise en extérieur, devant un public de quelques lecteurs. 

Yannick Kusy : J’ai longtemps pensé que je vous rencontrerai en Ardèche, au milieu de champs cultivés. Et nous voici réunis en plein cœur de la ville de Lyon. Loin de votre milieu favori…

Pierre Rabhi : Effectivement. D’une manière générale, la ville n’est pas mon biotope. Mais je n’y suis ni heureux ni malheureux. Je sais que je n’y suis que de passage. Dès l’origine d’ailleurs. Il y a plus de 50 ans, je vivais à Paris et j’ai rencontré une jeune femme avec laquelle on a décidé de faire un retour à la terre, justement parce que je ne me voyais pas du tout mener une vie urbaine.

YK : Votre dernier livre s’intitule «J’aimerais tant me tromper». Mais je ne peux pas m’empêcher de lire plutôt «Je vous avais pourtant prévenus». Est-il déjà trop tard ?

PR : Dans la vie, il est toujours trop tard, et toujours temps. Il ne faut pas toujours s’appesantir sur le retard et se dire que c’est sans recours, que c’est fichu. Donc il ne faut jamais baisser les bras. Sinon le processus de la vie se serait arrêté depuis longtemps.

YK : Il est temps de quoi ? L’écologie a du mal à prendre racine politiquement, par exemple. Certes il y a des mouvements, des manifestations, mais est-il vraiment encore temps de changer les choses de manière radicale pour la planète ?

PR : Oui, les choses ne changeront pas s’il n’y a pas d’intelligence. Ce que j’entends par «intelligence», ce n’est pas tellement de sortir d’une grande école. Ce n’est pas ça. Il y a «l’intelligence de la vie», si vous voulez. La vie, c’est intelligent. Mon propre corps est intelligent. Par exemple, je viens de manger un repas. Il n’y a pas un bouton «digestion» sur lequel il faut appuyer. Donc l’intelligence est omniprésente. Et c’est pour cela qu’elle relève, peut-être, d’une intelligence suprême, transcendante, qui orchestre, en quelque sorte, la vie, telle qu’elle l’a fait depuis longtemps. Sauf que l’être humain s’est octroyé une liberté, et transgresse cette intelligence. Et je dis souvent «si des extraterrestres évolués nous étudient, ils ne peuvent pas conclure que nous sommes intelligents.». Alors je les entends s’esclaffer en disant «ils ont une planète magnifique et tout ce qu’ils trouvent à faire c’est s’entretuer, tout détruire, tout polluer etc…» Ca, ce n’est pas intelligent. Ce sont des pulsions humaines, irrationnelles, malheureusement issues de la peur profonde que l’être humain ressent parce qu’il sait qu’il va mourir.

YK : Que peut-on faire ? Avoir un comportement individuel qui aboutira à un résultat collectif ?

PR : Il se trouve que je suis à l’origine d’un mouvement que l’on appelle "le Colibri". J’ai lu texte amérindien qui parlait un jour d’un immense incendie de forêt. Tous les animaux atterrés  pleuraient… mais le petit colibri, lui, va prendre un petit peu d’eau dans une rivière, la jette sur le feu et s’active. Et le tatou, qui l’observe depuis un moment lui dit : "Colibri, tu n’es pas fou… ce n’est pas avec ça que tu vas éteindre le feu"  Et le colibri regarde le tatou et lui répond "Je le sais, mais je fais ma part". Je pense que si chacun de nous fait sa part, il va peut-être penser que c’est une broutille… mais au final, ces broutilles peuvent faire quelque chose de gigantesque.


YK : C’est ce qui se passe en ce moment avec les jeunes ? Ceux qui sortent dans la rue, qui veulent sauver la planète… Mais qui, en même temps, utilisent beaucoup d’écran, d’électronique. Sont-ils dans le bon mouvement, ou bien se trompent-ils complètement ?

PR : Moi je prétends que les écrans et tout ce qui précipite les gens dans le monde virtuel est dangereux. Parce que la virtualité nous coupe de la réalité. L’autre jour, je prends le train Paris-Montélimar. Personne ne se parlait parce que tout le monde s’était équipé d’instruments de communication. Et c’est pour cela qu’ils ne se parlaient pas. Donc il y a des contradictions qu’il faut quand même voir. L’instrumentalisation qui existe aujourd’hui fait que l’abstraction, le monde virtuel, prend une grande importance par rapport à la réalité d’origine.

YK : Et pourtant, tout ce qui est virtuel, c’est ce que les jeunes adorent.

PR : Les écrans, oui. D’ailleurs l’écran, c’est en fait ce qui bouche la vision. Ce n’est pas ce qui l’ouvre. Et la démultiplication des écrans qui voilent la vision est dangereuse. Et on peut dire que le cerveau du jeune actuel est en danger de s’adapter à ce nouvel outil et de dédouaner de sa fonction. Donc attention aux outils qui prennent le pouvoir. D’ailleurs, on parle aussi de mémoire…

YK : Que dites-vous aux jeunes ? «Continuez de défiler, mais regardez d’avantage la réalité qui vous entoure» ?

PR : Les pauvres sont nés dans un contexte social qui, pour eux, a des airs de fatalité. Dans ce biotope social, ils se rendent compte que le bonheur n’est pas là. Il y a énormément d’inconnues, par rapport aux cultures. Ils assistent à une société en dégradation, qui était soi-disant triomphante, censée amener le bonheur, mais qui va en décrépitude. On peut comprendre qu’ils soient décontenancés et qu’ils puissent être angoissés de savoir que ce sur quoi nous comptions est en train de s’effondrer. Sans savoir par quoi nous allons le remplacer. Cette peur est normale. Mais cela crée aussi tout un courant. Cela met un autre imaginaire en route. Ce qui explique que l’on voit naître des alternatives de partout, qui sont autant de propositions pour savoir comment on va structurer le futur. Et ça, c’est intéressant.
Autre constat : ils ne donnent pas autant d’importance (que nous) à l’argent. Ils sont dans une quête de simplicité et de bonheur. Je l’ai écrit dans un ouvrage précédent, qui a eu un certain succès : aujourd’hui nous sommes dans une surabondance… et même pas heureux ! Et que recherche-t-on ? Sinon, tout de même, d’être heureux sur cette planète ! Et on n’y parvient pas. Alors on a des échappatoires.. le sport... les stars… Mais ce n’est pas cela qui va donner véritablement sens à notre existence.
En 1968, s’est produit une contestation contre la société de consommation. Aujourd’hui, je ne crois pas que les jeunes puissent manifester en disant «halte à la société de consommation»… parce que bientôt il n’y aura plus rien à consommer (il rit) . Le contexte a changé. On est désormais invités à savoir que faire avec les données que nous avons aujourd’hui. Alors, pour en revenir à votre première question, je dis : il est encore temps. Donc il y a de l’espoir. Ce qui est passé est passé. Quand on a cassé un vase, il est cassé. Inutile de pleurer pendant trois jours, cela ne le recollera pas. Mais, avec les moyens actuels, ce qu’il faut surtout, c’est ne pas continuer sur une voie erronée et dire «maintenant, où sont les vérités ?» Et bien... elles sont dans la nature.
Un jour, une journaliste est venue me voir pour faire une enquête. Je lui ai dit «madame, vous êtes de l’eau et vous faites une enquête sur de l’air». C’est comme cela. Je suis cela. Comme nous sommes de la terre, nous sommes de l’air. Donc ce que j’appelle l’écologie intégrale, c’est que véritablement l’humain sente que le seul rôle qu’il a à jouer, dans ce monde des apparences et de la beauté, c’est de jouir de cette beauté. Parce que lui, il peut vibrer de cette beauté. Et plus on aura ce système vibratoire lié à la beauté, plus on transformera le monde. Parce qu’on ne voudra pas détruire, pas polluer. Profaner la beauté, c’est nous faire régresser et nous maintenir dans la barbarie. Une forme de barbarie la plus hideuse qui soit puisqu’elle est même couronnée par la bombe atomique, qui fait que l’être humain est capable aujourd’hui de créer lui-même une apocalypse. Donc on est allé au summum de la stupidité dite scientifique. Et ce n’est parce que l’on dit que c’est scientifique que c’est vrai. La science fait des bonnes choses mais elle fait des horreurs aussi. On a construit des arbres scientifiquement. Et la bombe atomique aussi, mais c’est une connerie monumentale.

YK : J’ai une dernière question. Etes-vous une rock star ?

PR : Je ne sais même pas ce que c’est… Que les gens partagent l’amour que je peux avoir avec mes valeurs, là, oui… Mais Pierre Rabhi, c’est cinquante kilos tout mouillé. Il n’y a pas à s’accrocher à une personne. Moi ce qui me nourrit et me permet de continuer, c’est cette certitude que  nous sommes nés pour admirer la vie et en jouir. Je vais vous raconter une anecdote. Un ami est venu m’aider à couper du bois, chez moi. A la fin de la journée, il y a un arbre magnifique qui se découpe comme une sorte de dentelle sur un coucher de soleil absolument splendide. Une image merveilleuse. Je veux lui faire partager mon admiration pour ce spectacle. Il regarde et… il me dit «Il y a dix stères». (Il rit) Aujourd’hui, vraiment, il faut que nous apprenions à aimer et à admirer. Alors, je ne dis pas que je suis un exemple. Moi-même, j’ai des progrès à faire pour être en harmonie avec ce que je ressens.

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