Installée sur les bords du Rhône, au sud de Lyon, la multinationale française est accusée d’être à l’origine de la plus importante pollution aux PFAS de France. Mais l’industrie continue de défendre la fabrication de ces produits, visés par une réglementation européenne. Dans le cadre d’une enquête menée avec Complément d’Enquête et 29 autres médias européens, France 3 Rhône-Alpes raconte les coulisses d’une campagne de lobbying qui dure depuis plus de 20 ans.
Bercy. Février 2023. Derrière les verres fumés du paquebot de béton, assis sur la Seine, se joue l’avenir de la réglementation sur les per- et polyfluoroalkylés. Les PFAS, molécules toxiques et persistantes dans l’environnement, sont dans le collimateur des autorités européennes. Ce jour-là, dans les coulisses du ministère de l’Economie, face aux fonctionnaires de l’Etat, l’industrie fait bloc pour défendre ses produits.
Autour de la table, entre autres industriels : Arkema, géant de la chimie française, et les groupes d’influences qui le représentent, comme Plastics Europe, le lobby des producteurs de matières plastiques. Détaillé dans une présentation Powerpoint arrachée aux tiroirs de Bercy par plusieurs demandes en documents administratifs, l’argumentaire des participants est synchrone : il demande une exemption pour une certaine catégorie de PFAS : les fluoropolymères. Ces plastiques fluorés, dont le plus connu est le Téflon, auraient “un impact négligeable sur l'environnement et la santé humaine”.
Pourtant, à Pierre-Bénite, pour produire ces substances, Arkema a rejeté jusqu’à 3,5 tonnes de polluants par an dans le Rhône et est aujourd’hui poursuivi pour écocide et mise en danger de la vie d’autrui. Partenaire d’une enquête collaborative pilotée par le journal Le Monde et publiée dans 29 médias européens, France 3 Rhône-Alpes et Complément d’Enquête révèlent aujourd’hui que certains arguments de lobbying utilisés par l'industrie chimique et Arkéma sont trompeurs. Les quelque 14 000 documents inédits que nous avons obtenus révèlent également que le secteur des fluoropolymères peaufine sa ligne de défense depuis plus de 20 ans.
Les PFAS, 70 ans de mensonges et 20 ans de lobbying
Baltimore. 22 ans plus tôt. “Disposons-nous d'informations suffisantes pour convaincre les autorités que (le PFOA) n'est pas largement distribué et, si ce n'est pas le cas, que devons-nous faire pour compléter ces informations ?”. La réunion, organisée par le lobby Plastics Europe, se déroule dans un cinq-étoiles posé sur une jetée de la ville côtière américaine.
Dans la pièce, les huit producteurs mondiaux de PFAS, représentés par leurs experts en toxicologie ou épidémiologie : 3M et Dupont entre autres, les inventeurs de ces produits chimiques et le français Arkema, qui appartenait alors à Total et s’appelait Atofina.
À cette époque, les autorités américaines viennent de découvrir que le PFOA a contaminé l’eau souterraine de toute une ville, en Virginie. Ce polluant éternel, qui sert dans la fabrication du Téflon, entre dans le collimateur des autorités du pays.
Dans un effort de coopération transatlantique, ses utilisateurs cherchent à anticiper la contagion de ces inquiétudes aux autorités européennes. Les comptes rendus de ces rencontres confidentielles, obtenus par France 3 Rhône-Alpes, mettent à nu toute la stratégie de lobbying de l'industrie des fluoropolymères. “Le groupe tentera d'influencer les organisations universitaires, gouvernementales et non gouvernementales grâce à la crédibilité des informations que nous fournirons en temps utile”.
De Baltimore à Rhodes, en Grèce, tous les trois ou quatre mois, les scientifiques d’Arkema assistent à chacune de ces réunions. L'année suivante, en 2002, à Vérone, on apprend que “le PFOA a un potentiel de contamination des eaux souterraines". Puis à Bruxelles, que la molécule était “susceptible d'être transporté(e) dans l'atmosphère”, pouvant entraîner “une distribution importante dans l'environnement”.
Les données américaines montrent également “une relation assez évidente entre la concentration de PFOA dans l'eau potable et les niveaux de PFOA dans le sang de la population générale”. À Pierre-Bénite, Arkema utilise la molécule et même un de ses homologues qui “devrait être plus toxique” jusqu’en 2016.
Un commando de toxicologues
“Je pense que ces industriels craignaient que l'Agence de protection de l’environnement américaine n’alerte les autorités réglementaires d'autres pays et qu'il y ait une restriction mondiale de ces produits chimiques, en particulier dans le cadre de la législation «Reach», qui était en cours d'élaboration à l'époque”, commente Rob Bilott, l’avocat américain qui a révélé le scandale des PFAS aux Etats-Unis, à la lecture de ces documents.
Au cours de nombreuses années de procédures, il a réussi à faire déclassifier des milliers de documents internes aux industriels américains prouvant qu’ils connaissaient les risques associés au PFOA depuis 1961. “Ils travaillaient en étroite collaboration pour tenter de minimiser la quantité d'informations transmises aux régulateurs, aux scientifiques, et pour continuer à les persuader que ces produits chimiques ne présentaient aucun risque, aucun dommage”, dénonce Rob Bilott.
Sollicité, Arkema a refusé de nous accorder une interview filmée et répondu par mail ne pas pouvoir se “prononcer sur les documents (...) dont nous ne connaissons pas la teneur”. Nous avons donc cherché à contacter les participants à ces réunions. Le seul qui a accepté de nous répondre, le toxicologue Watze de Wolf, a été président du groupe de scientifiques mandatés par les industriels pendant quelques années. Il représentait alors l'américain Dupont. “À l'époque, il y avait une forte attention du public autour du PFOA aux Etats-Unis”, reconnaît-il par téléphone auprès de nos confrères d’Investico (Pays-Bas), ce qui n’était pas le cas en Europe. “Pour nous, en tant qu'entreprises, il était important de communiquer les faits de manière proactive au monde extérieur”, explique le scientifique.
Le groupe de recherche “a été créé en 1999 pour apporter des preuves scientifiques et combler les lacunes en matière de données”, sur le PFOA, confirme également Plastics Europe. Il “visait à faire progresser les connaissances scientifiques et à clarifier les incertitudes”.
Pourtant les résultats de la surveillance biologique des salariés, réalisée en interne par chacun des membres, n’ont pas été déclarés aux autorités européennes. Ils montrent, entre autres, l’accumulation du PFOA dans le sang de ces derniers, et même que “l'exposition au PFOA pourrait affecter les niveaux de cholestérol dans le sang”. “En Europe, avant 2010, il n'y avait pas d'obligation de déclaration des informations toxicologiques, qui a été introduite avec REACH. Cela ne s'est donc pas produit avant cette date”, répond Watze de Wolfe.
Des dissimulations d’hier…
En plus de scruter à la loupe toutes les publications scientifiques sur les PFAS, le commando de toxicologues surveille le moindre frémissement réglementaire. En 2006, lorsque la Norvège envisage de proposer la classification du PFOA à l’Europe, les représentants de Dupont et Solvay affirment que “le groupe doit essayer d’éviter la classification en catégorie 2” en ce qui concerne la toxicité pour le développement, “parce qu’elle pourrait influencer toute action future”.
En ce qui concerne la classification pour cancérogénicité, pendant des années, le groupe va également financer des recherches sur les rats et, sur leurs bases, assurer aux autorités que le mécanisme du PFOA n’est pas transposable à l’homme. “Lorsque vous savez qu'un mécanisme se produit et qu'il n'est pas pertinent pour les humains, cela a un impact sur la classification”, explique Watze de Wolf, qui a ensuite travaillé à l’Agence chimique européenne pendant dix ans.
Mais une partie des industriels refusent ensuite de conduire des études sur les cochons d’Inde, ce qui pourrait “invalider (son) argumentaire”, est-il écrit dans les documents que nous avons obtenus. Si des effets sur la santé étaient découverts, ils seraient alors transposables à l’homme. “Il serait préférable de réserver ce budget de recherche à des actions susceptibles de produire des résultats bénéfiques (...) pour les industries concernées”, affirme un autre toxicologue. “Personnellement, je pense que le principal défi du groupe (...) reste de trouver quelles actions scientifiques efficaces et pragmatiques nous pouvons prendre pour contrecarrer/minimiser l'impact de REACH” sur le PFOA. La classification du PFOA sera finalement adoptée en 2015, sur une nouvelle proposition de la Norvège…
À la désinformation scientifique d’aujourd’hui
C’est également au cours de ces réunions que l’industrie va peaufiner sa dialectique pour défendre les fluoropolymères dans les années à venir. “Dans cinq ans, nous aimerions que (...) les consommateurs comprennent que (les fluoropolymères) ne sont pas intrinsèquement nocifs pour l'environnement”, détaille la feuille de route du groupe d’experts. La société doit se rendre compte que ce sont “des matériaux “uniques” et “de haute performance” qui “valent leur coût environnemental”. Les nouveaux PFAS “sont gérés de manière à éviter de recréer le problème du PFOA”.
Quatorze ans plus tard, les éléments de langage utilisés par Arkema n’ont pas pris une ride. Dans un mail adressé à Bercy, le groupe affirme que s’ils répondent bien “à la définition extrêmement large de cette famille” des PFAS, les fluoropolymères, “ne possèdent pas les propriétés de toxicité ou de danger pour l’environnement”. Aux autorités européennes, l’industriel décrit des “matériaux uniques en raison de leurs propriétés de haute performance” et promet que “les émissions potentielles (...) peuvent être gérées efficacement”.
Pour appuyer ses propos, l’industrie des PFAS s’est fabriqué un argument d’autorité. On le surnomme le PLC, pour “polymer of low concern” ou “polymère peu préoccupant". Les plastiques fluorés, comme ceux que fabrique Arkema, ne seraient pas dangereux parce que leurs molécules, trop grosses, ne peuvent pas pénétrer dans les cellules du corps humain. Ils seraient “non toxiques, biocompatibles, non solubles et immobiles” dans l’environnement, explique le lobby de ces PFAS à la réunion de Bercy. Plastics Europe affirme qu’ils “répondent aux critères de l'OCDE en matière de PLC”.
“C’est faux”, dénonce Martin Scheringer, chercheur en chimie de l’environnement à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (Suisse). “Ces critères PLC n’existent pas, il s'agit donc d'une affirmation erronée qui n'est pas fondée sur la vérité ou la réalité”.
Entre 1993 et 2009, l’OCDE a bien étudié ces fluoropolymères via un groupe d'experts mais elle n'a jamais poursuivi ses travaux en raison de "lacunes" dans les données. C’est ce que l’organisme international nous confirme par mail : “aucun ensemble de critères n’a jamais été finalisé au niveau de l’OCDE”. En février 2024, l’OCDE avait par ailleurs publiquement commenté qu’il n’existait aucun “accord sur le fait qu'ils (les fluoropolymères) sont peu préoccupants”.
En citant l’OCDE plutôt que les conclusions d’un groupe d’experts vieilles de plus de 30 ans, l’industrie cherche à “tirer parti de la légitimité d'une organisation internationale respectée”, analyse Gary Fooks, chercheur en sciences sociales, à l’Université de Bristol, au Royaume-Uni. “L'association non fondée de l'industrie entre l’argument “PLC” et l'OCDE en tant qu'institution cherche essentiellement à donner à ce concept un poids qui n’est pas étayé par les faits”.
“C’est malhonnête de se cacher derrière l’OCDE mais, selon moi, cet argument n’est de toute façon pas pertinent car il occulte toute la question du cycle de vie”, dénonce à son tour Ian Cousins, auteur de nombreuses études sur les émissions de PFAS.
Prendre en compte le “cycle de vie” des fluoropolymères
Selon le professeur en chimie environnementale à l’Université de Stockholm, c’est la fabrication et la fin de vie des fluoropolymères qui sont problématiques. “Tout le monde a en tête les grands scandales de contamination de l’eau qui ont éclaté dans le passé, il faut se rappeler qu’ils sont liés à la production des fluoropolymères et à l’utilisation de PFOA”, prévient le scientifique. Et si les industriels ont banni cette molécule, classée cancérogène pour l’homme, depuis longtemps, “il y a toute une série de substances alternatives utilisées aujourd’hui”.
Affirmer que les fluoropolymères n’ont pas d’impact sur l’environnement est donc, selon lui, erroné. “C’est un procédé très polluant, qui émet toutes sortes de substances, des gaz fluorés, mais aussi toute une gamme de PFAS encore inconnus aujourd’hui”, explique le scientifique. Et même si les quantités ne sont pas comparables aux microplastiques, “on trouve des micro-particules de PTFE (un fluoropolymère) dans l’environnement”.
À Bercy, Arkema vante pourtant sa nouvelle technologie, capable de fabriquer des fluoropolymères avec des produits “non PFAS” aux “profils (éco)toxicologiques favorables”. “Des entreprises telles qu'Arkema affirment que leurs procédés sont « propres » parce qu'elles ont remplacé un ingrédient PFAS dans le procédé de fabrication”, explique Joost Dalmijn, chimiste à l’Université de Stockholm. “Mais la fabrication de polymères fluorés reste une chimie du carbone-fluor et implique probablement la formation de PFAS à un ou plusieurs stades”. “Il n’y a pas d’alternatives” : une version tronquée de la réalité.
"Il n'y a pas d'alternative" : pas de consensus
La restriction européenne pourrait concerner tous les usages des PFAS, sauf s’il n’y a pas d’alternative. Des périodes de dérogations et de transition sont autorisées pour certains secteurs. C’est donc ce que cherche à obtenir Arkema pour ses fluoropolymères, en particulier ceux qui sont utilisés dans la fabrication des batteries au lithium. Le géant de la chimie française assure qu’il n’existe aucune alternative aux PFAS pour cet usage. De tous les arguments développés par l’industrie, c’est celui qui agace le plus les scientifiques. “Comment les industriels peuvent-ils dire cela ? Comment le savent-ils ?”, s’interroge Martin Scheringer, qui vient de signer un papier scientifique sur les alternatives aux PFAS. “Il nous faut des données pour le vérifier. Il s'agit d’une simple affirmation et elle ne suffit pas”.
“Cet argument est faux”, confirme Ian Cousins. “Il existe des alternatives et ils sont malhonnêtes quand ils disent cela”. Il reconnaît qu’en ce qui concerne les batteries électriques, “c'est l'une des substitutions qui sera les plus difficiles et cela va prendre du temps, mais il existe déjà des entreprises qui proposent des alternatives, des solutions viables”, ajoute le scientifique qui vient de superviser la publication d’une étude sur le sujet.
Une campagne de lobbying intense qui a fait ses preuves
Même trompeurs, ces arguments sont pourtant répétés, dupliqués, martelés auprès des instances de régulation. Dans le cadre de la consultation publique, l’Agence chimique européenne (ECHA) a reçu plus de 4000 commentaires déposés par près de 1500 entreprises ou leurs lobbies, utilisatrices ou productrices de PFAS. Même rhétorique, mêmes chiffres, mêmes études scientifiques que celles utilisées par Arkema.
Vicky Can, chercheuse pour l’ONG de surveillance des lobbys Corporate Europe Observatory (CEO), “n’avait jamais vu ça”. “Je pense que cela peut avoir beaucoup d’impact parce que les mêmes messages sont répétés encore et encore et qu’à la fin, à force d’être répétés, ils deviennent presque des faits.”
“C'est une campagne assez unique en son genre de par son ampleur”, ajoute encore la spécialiste, qui vient de publier un rapport sur le lobbying de l’industrie des PFAS, “mais aussi par les ressources qui ont été mobilisés”.
Depuis 2021, Arkema dépense entre 200 et 300 000 euros pour faire du lobbying, c’est quatre fois plus que les années précédentes. L’offensive vise tous les étages de la hiérarchie décisionnaire. Députés et ministres nationaux, parlementaires et commissaires européens. “Et je pense que cette campagne présente un risque réel, car la Commission risque d'anticiper l’avis de l'Echa et cela signifierait alors qu'ils sapent le travail scientifique que l’agence effectue”.
Une inquiétude que la militante voit se confirmer dans un communiqué de mise à jour publié fin novembre par l’Echa. Pour la première fois, l’Agence chimique européenne semble considérer “des options alternatives de restriction” sous certaines “conditions” et pour certains “usages”, comme les batteries électriques justement.
Le Forever Lobbying Project, coordonné par Le Monde, a impliqué 46 journalistes et 29 médias partenaires de 16 pays différents, en partenariat avec l’Arena for Journalism in Europe, et en collaboration avec le Corporate Europe Observatory. Basé sur plus de 14 000 documents inédits concernant les “polluants éternels” également appelés PFAS, le travail a inclus le dépôt de 184 demandes d’accès à l’information, dont 66 ont été partagées avec l’équipe du Corporate Europe Observatory. Épaulé par un groupe d'experts composé de 18 universitaires et avocats internationaux, le projet a reçu un soutien financier du Pulitzer Center, de la Broad Reach Foundation, de Journalismfund Europe et d'IJ4EU.
Avec Catharina Felke (NDR), Bijou van der Borst (Investico) et Laura Fazzini (La Via Libera)