Dans une série en trois épisodes, France 3 Rhône-Alpes révèle qu’Arkema avait été informé des risques liés à l’utilisation et à la fabrication des “polluants éternels” depuis des décennies. De multiples documents confidentiels auxquels nous avons eu accès montrent que l’histoire des PFAS à Pierre-Bénite est jalonnée de drames et de secrets.
Quatre heures du matin, elle scintille encore. Habillée des néons qui suivent les courbes de son squelette métallique, la plateforme industrielle de Pierre-Bénite occupe le ciel en silence. Mais dans l’ombre de ces phares blancs, la machine ne s’arrête jamais vraiment.
Antonio Siena fait partie des hommes qui continuent de la faire tourner. Cette nuit-là, son quart terminé, il traverse la rue, rejoint l'enfilade de maisons ouvrières rangées en face de l’usine et rentre chez lui, pour la dernière fois.
Le lendemain, c’est la fièvre qui le réveille, des difficultés à respirer. Il ne pourra même pas assister au mariage de son fils, qui a lieu ce jour-là. “Il était blanc, il ne tenait plus debout, on a dû le porter et le ramener à la maison” se rappelle ce dernier. L'ouvrier est hospitalisé dans la nuit pour insuffisance respiratoire. “Ses poumons se dégradaient très vite, les médecins ne pouvaient rien faire, on nous a dit qu’il avait forcément respiré quelque chose, qu’aucune maladie ne pouvait provoquer cela”, raconte encore Claude Siena. Son père décède six jours plus tard d’un œdème pulmonaire. C’était le 6 juillet 1984.
Ce drame, aujourd’hui peu de gens s’en souviennent, sur la plateforme. Plus rares encore sont ceux capables d'y lire le lien, possible, avec le scandale des PFAS. Il y a un an, France 3 Rhône-Alpes révélait qu’en plus d’être présentes dans l’environnement, ces molécules, toxiques et persistantes, avaient contaminé les salariés et les riverains. Depuis, les per- et polyfluoroalkylés sont devenus un enjeu majeur de santé publique.
À lire aussi : Dans le sud de Lyon, les habitants de Pierre-Bénite ont des PFAS dans le sang
Mais la succession d’industriels français qui ont occupé le site connaissaient-ils, comme ceux qui ont été poursuivis aux Etats-Unis, les risques liés à leur utilisation et à leur fabrication ? Les dossiers, rapports confidentiels et comptes rendus internes que nous avons pu consulter révèlent que, dans le sud de Lyon aussi, la vérité sur les PFAS a été longtemps dissimulée.
“L’affaire Voltalef”
Antonio Siena, 46 ans, travaillait à l’atelier Voltalef (un PCTFE, dans le jargon des chimistes). Ce polymère fluoré, un PFAS à la formulation très proche du Téflon, c’était la spécialité de la maison. “On en fabriquait des graisses pour la fusée Ariane”, se souvient Michel De Carolis, avec une fierté teintée d’amertume. Antonio était son collègue.
“Un mois avant le décès de Siena, un autre salarié a eu le même problème”, explique encore l’ancien délégué syndical. “C’était une grosse affaire”. L’autre salarié, c’est Christian Martin. Hospitalisé lui aussi quelques heures après la fin de son service pour œdème pulmonaire, il aura la chance de s'en sortir. Les deux hommes occupaient le même poste, travaillaient sur le même atelier. “La coïncidence de deux cas chez deux personnes effectuant le même travail, pour lesquelles les tests quant à l’origine infectieuse se sont avérés négatifs, nous oblige à ce jour à considérer l’hypothèse d’une origine toxique professionnelle comme probable, sans cependant pouvoir l’affirmer absolument”, témoigne Guy Prost, professeur de médecine du travail à l’hôpital Jules Courmont, dans le compte rendu d'une réunion syndicale de 1984 que nous avons retrouvé.
“C’est lui qui avait donné l’alerte”, rapporte Michel De Carolis. “Il disait que cela ne pouvait pas être une coïncidence”. Les délégués syndicaux exigent analyses toxicologiques, bibliographiques, expertises indépendantes. Une commission d’enquête est ouverte.
Deux ans et une trentaine de réunions plus tard, elle débouche sur une impasse : “Au vu de toutes les actions, investigations, essais menés, la commission d’enquête n’a pas mis en évidence de relation concrète de causes à effet entre d’une part les faits et les produits qu’auraient pu inhaler MM Martin et Siena, et d’autre part les symptômes portés à notre connaissance”, lit-on dans un rapport de janvier 1987. “Cependant des incertitudes subsistent que nous ne sommes pas en mesure de lever actuellement”. Officiellement, l’accident du travail n’a jamais été reconnu pour Antonio Siena.
“La conclusion est incomplète”, analyse Gwenola Le Naour, la sociologue avec qui nous avons enquêté conjointement sur le cas d’Antonio Siena. “On écrit qu’il est impossible de conclure, mais on affirme dans le même temps que ce n’est pas d’origine professionnelle, donc on fait pencher l’incertitude d’un certain côté pour ne pas poursuivre les investigations”, détaille la maîtresse de conférences à SciencesPo Lyon.
À la veuve Siena, femme de ménage à l’usine, analphabète et mère de trois enfants, on laisse croire que son mari était fautif. “On nous disait qu’il ne portait pas son masque alors qu’il aurait dû, donc qu’il était responsable”, assure aujourd’hui sa fille, Martine Siena. Ses enfants portent plainte contre X, contactent un avocat, se heurtent à un mur. “J’étais trop jeune, pas assez mature, c’était le pot de terre contre le pot de fer, les avocats nous ont dit que c’était peine perdue, qu’on allait perdre tout notre argent”, regrette encore Claude Siena, quarante ans après.
Sur le cas Martin, les rapports de la commission laissent planer le doute : l'homme était allé chez le coiffeur le jour même... et aurait pu y respirer des substances toxiques. “C’est surréaliste”, s’irrite Gwenola Le Naour, qui en a vu d’autres. “Mais c’est un grand classique. Lorsqu’ils cherchent l’origine d’un accident ou d’une maladie professionnelle, les industriels vont d’abord essayer de trouver toutes les causes individuelles, le tabac, l’alimentation..., tout ce qui n’est pas lié au travail... Et ce qui est fou, c’est qu’ils ont vraiment enquêté là-dessus”.
La fièvre des polymères
L'atelier Voltalef ferme la même année. Mais, sur la plateforme, ce n’est pas le seul polymère. À l'époque, à Pierre-Bénite, on fabrique aussi le Téflon américain, ou PTFE, revendu notamment au voisin haut-savoyard, Téfal, qui en recouvre ses poêles pour les rendre antiadhésives.
“Les gens qui bossaient dans l’entretien à l’atelier Téflon, les tuyauteurs surtout, ils avaient parfois la fièvre, des frissons, des chauds-froids, ils étaient mal... ça durait 24 à 48h et puis ça s’estompait... On disait qu’ils prenaient le Palud”, relate Michel De Carolis.
Les premiers cas de “fièvre du Téflon” sont signalés aux Etats-Unis chez Dupont, son inventeur, en 1951. Bien que sous-documentées, “les épidémies qui ont suivi au fil des ans ont confirmé les effets néfastes sur la santé de la surchauffe des polymères fluorocarbonés, y compris le PTFE”, écrivent Matthew Correia et Zane Horowitz, professeurs à l’Université de médecine et des sciences de l’Oregon, dans un article de 2023. Selon les auteurs, le rétablissement des patients observés est généralement complet et rapide, les décès sont “extrêmes rares” mais “une leucocytose et un œdème pulmonaire peuvent être observés en cas d'exposition plus importante”, notent-ils encore, avant d’élargir leur propos à d’autres fluoropolymères : “Si le PTFE est la cause la plus connue de la fièvre des vapeurs de polymères, probablement en raison de ses nombreuses applications industrielles, d'autres polymères fluorés […] ont également été impliqués dans ce processus pathologique”.
Depuis le début, ils ont joué avec le feu, ils ont joué aux apprentis sorciers
Gwenola Le NaourSociologue
Bien sûr, il est toujours plus facile de faire des liens, a posteriori. Mais le phénomène était déjà bien connu de la multinationale française. D'ailleurs, le Professeur Prost s’y réfère dans ses écrits. “Le PTFE décomposé à haute température donne la fièvre des polymères […], dans des cas exceptionnels, ces fièvres habituellement bénignes ont évolué vers une F.I.D. [fibrose pulmonaire interstitielle diffuse]”, écrit-il dans une lettre du 27 juin 1984. L'hypothèse est balayée par la commission. Pourquoi ?
Sollicitée, Arkema n’a pas souhaité faire de commentaire à ce sujet. “Pour des raisons liées à la confidentialité, au respect des droits des personnes et de la vie privée mais aussi au secret médical de salariés et anciens salariés, nous ne donnerons pas suite à votre sollicitation”, répond simplement la direction de la communication. L'atelier de Téflon, appelé Soréflon sur la plateforme, est aussi arrêté à la fin des années 1980.
“L’industrie des polymères est jalonnée d’accidents et de problèmes qu’on a minimisés”, dénonce Gwenola Le Naour. “Depuis le début, ils ont joué avec le feu, ils ont joué aux apprentis sorciers”.
Les apprentis sorciers
Sur la plateforme, on pratique la magie du fluor depuis longtemps. Dès le début des années 1950, les promesses du Téflon justifient toutes les formules, tous les investissements, les efforts et les sacrifices. À partir de 1970, c’est sur un nouveau polymère que le groupe va parier : le PVDF. Sur les grilles de l’usine, les logos ont beau se succéder, Elf Atochem, Atochem, Atofina puis Arkema, c’est ce plastique “haute performance” qui fera la renommée de l'entreprise, filiale de Total jusqu’en 2006.
Les lois de la chimie sont parfois très simples : pour fabriquer un PFAS, il faut utiliser un autre PFAS. On parle d'un surfactant fluoré. Dans le sud de Lyon, le mélange maison s'appelle Forafac et il contient toutes sortes de substances per- et polyfluorées. Mais comme l’a découvert Rob Bilott, l’avocat dont le film Dark Waters raconte l’histoire, les inventeurs des molécules savaient. Depuis 1965 au moins, ils savaient que ces molécules étaient toxiques. Alors, installée à l’autre bout du monde, à des milliers de kilomètres des mensonges de 3M et Dupont, la firme française était-elle informée des risques ?
Depuis la révélation du scandale PFAS, à Pierre-Bénite, c’est la question que tout le monde se pose. Et c’est dans l'un des innombrables cartons d’archives entassés dans les placards de l’avocat américain que nous allons trouver un début de réponse à cette question. Dans le cadre de ces nombreuses procédures contre les industriels, l’homme de loi a fait déclassifier des milliers de documents confidentiels qu’aucun journaliste français n’avait jamais regardés. L’un d’entre eux est pourtant siglé Atofina.
Datés de 2001, des graphiques à barres y dessinent l'ampleur de l’imprégnation du personnel de l’entreprise. Sur les sites de Jarrie, Villars Saint-Paul et Pierre-Bénite, les salariés ont, eux aussi, des PFAS dans le sang. Ils ont même, en moyenne, un taux de PFOA jusqu’à cinq fois supérieur à ceux de la “population générale USA”. Mais “près de 30 fois inférieur au niveau le plus bas dosé chez les opérateurs des usines de 3M”, rassure le document. La molécule est pourtant “bioaccumulable”, elle augmente “les tumeurs du foie et des testicules” sur les animaux et une “association avec le cancer de la prostate est soupçonnée” chez l’homme.
Un document, plus ancien encore, va nous confirmer que le groupe français avait bien été informé des risques associés à l’utilisation de ces molécules. 1997, les représentants de 3M en Europe demandent à rencontrer les chimistes du centre de recherche d’Atochem, installé sur le site de Pierre-Bénite (CRRA). Lapidaire, le compte rendu de la réunion raconte que le “Forafac 1013” contient du PFOA et qu’il “n'est plus livré qu'en solution pour des raisons de sécurité et notamment de bioaccumulation”.
Les industries responsables auraient pu agir plus rapidement lorsque ces propriétés ont été découvertes
Tony FletcherEpidémiologiste
À cette époque-là, 3M sait déjà que le PFOA est “hautement toxique”, susceptible de provoquer le cancer de la prostate, qu’il est présent dans le corps des ouvrières enceintes et de leurs enfants, et plus largement, dans le sang de l'ensemble de la population américaine. Aux Etats-Unis, l’agriculteur Wilbur Tennant vient de donner l’alerte. Les vidéos de ses vaches moribondes, la dent noire et la gueule figée d’écume, vont changer le cours de l’histoire des perfluorés. L’agence américaine de la protection de l’environnement (EPA) commence à s’y intéresser et des PFAS seront bientôt détectés dans l’eau potable de la commune de Parkersburg. C’est le début du scandale Téflon. Et la fin du PFOA.
Mais dans sa recette de surfactant, l'industriel français n’utilise pas seulement du C8, l’autre nom du PFOA. Il mélange aussi des molécules qui contiennent 9, 10 ou même 11 atomes de carbone. Or, plus la chaîne est longue, plus elle est dangereuse, moins elle se dégrade. Les représentants du chimiste américain “confirment la toxicité supérieure du C9 et du C10, ce dernier étant interdit par 3M”, rapportent encore les minutes de cette réunion. Aux Etats-Unis, pour “réduire les problèmes de bioaccumulation”, les producteurs recherchent d’ailleurs activement “des tensioactifs fluorés plus ou moins biodégradables”. Dans le sud de Lyon, on utilisera ces molécules à chaîne longue jusqu’en 2016.
“Les PFAS à longue chaîne sont particulièrement bioaccumulables, et c'est une raison de plus pour les interdire complètement, afin d'empêcher l'exposition des travailleurs et des communautés. C'est ce qui est en train de se produire grâce à une réglementation européenne, mais les industries responsables auraient pu agir plus rapidement lorsque ces propriétés ont été découvertes”, ajoute Tony Fletcher, épidémiologiste environnemental à la London School of Hygiene & Tropical Medicine et spécialiste mondial de ces molécules.
Sur ce point non plus, Arkema n’a pas souhaité faire de commentaire.
Le cas du Surflon, de Calvert City...
2001, nouveau rapport de R&D. Les chimistes du CRRA doivent établir un bilan des émissions de PFAS sur le site, “suite à la problématique 3M liée aux émulsifiants fluorés”. L'Amérique est loin mais on s’inquiète de ce que les autorités françaises puissent s’intéresser, elles aussi, à ces substances. “Aux Etats-Unis, l'usine de Calvert-City a dû fournir des données officielles à l'EPA”.
Car à plus de 8000 kilomètres de là, les structures métalliques de la plateforme de Calvert City accrochent elles aussi le soleil du Kentucky et projettent sur les rives du Tennessee les mêmes ombres géométriques qu'à Pierre-Bénite. Les mêmes ombres et les mêmes démons. Racheté par Atochem à l’américain Penwalt dans les années 1980, le site fabrique également du PVDF, mais de meilleure qualité. Le polymère y est plus “pur” que la version française. Et le surfactant qui permet ce miracle, c’est le Surflon.
Mais son utilisation pourrait “devenir problématique”, notent des chercheurs de Pierre-Bénite. Dès 1999, les chimistes expérimentent déjà des remplaçants à cette substance. Pour le CRRA, où se concentre une bonne partie de la recherche sur tous les produits fluorés du groupe, “suite à l’action de l'EPA vis-à-vis des tensio-actifs fluorés 3M”, ce sujet est même “au cœur [des] préoccupations”.
Atochem va investir des millions dans le développement de nouvelles solutions. En 2003, pour faire progresser la recherche, l’administration américaine exige de tous les utilisateurs ou producteurs de Surflon qu’ils forment un groupe de travail dédié à la substance. Son but : “promouvoir la sécurité” de la polymérisation du PVDF, tout en “minimisant l'impact sur l'environnement”. Ses membres doivent financer et conduire une série d’études toxicologiques et environnementales sur ce composé qui n’est “pas biodégradable” dans l’environnement.
Quelques années plus tard, en 2006, l’EPA propose au français et à sept autres producteurs du secteur d'abandonner “volontairement” les PFAS à chaîne longue. “C'est le genre d'invitation qui ne se refuse pas, n'est-ce pas ? ”, plaisante Scott Gaboury qui a dirigé les travaux sur le PVDF pour Arkema pendant vingt ans, avant de devenir consultant indépendant en produits fluorés. “Ce programme visait à éliminer les émissions et la teneur des surfactants fluorés en PFOA et homologues à chaîne longue. Il n'imposait aucun changement dans le processus d'utilisation”, explique-t-il.
Premier palier : réduire les rejets de 95% avant 2010. Deuxième palier, cinq ans plus tard : élimination totale du PFOA et de tous les perfluorés à chaîne plus longue des procédés de fabrication. “Beaucoup d'industriels ont opté pour de nouveaux tensioactifs fluorés, à chaîne plus courte”, continue le chimiste. “Mais la direction d'Arkema, et c'est tout à son honneur, s'est penchée sur la question et a pensé que le PFOS et le PFNA n'étaient que la partie émergée de l'iceberg, qu’il fallait abandonner complètement les surfactants fluorés.”
Dans un communiqué de 2008, la firme annonce en effet une petite révolution. Sa nouvelle technologie permet de produire du PVDF sans aucun surfactant fluoré. “Je pense qu'ils ont été les premiers à éliminer totalement ces fluorosurfactants du process plutôt que de choisir des agents fluorés alternatifs. C'est donc dire s'ils ont été assez précoces dans cette philosophie”, assure Scott Gaboury.
... À Pierre-Bénite
Aux Etats-Unis, Arkema passe donc pour le bon élève. Conformément à ses engagements, il réduit progressivement son utilisation de PFAS. Mais en réalité, il va simplement déplacer une partie de son activité émettrice de molécules perfluorées... à Pierre-Bénite.
Nous sommes en 2003. Et pour mieux appréhender la manœuvre, un bref résumé s’impose. En 1997, l’industriel français est informé par 3M de la “toxicité” des molécules PFAS à chaîne longue, dont le C9 et le C10. En 2001, il sait que certaines d’entre elles s’accumulent dans le sang des salariés. En 2003, l’administration américaine commence à s’intéresser au surfactant d’Arkema et à envisager sa réglementation.
Mais cette année-là, le Surflon s’invite dans les réacteurs français. “Les Américains, ils avaient un produit ultra-pur, plus intéressant, par exemple ils avaient une application en pharmacie que le PVDF de Pierre-Bénite n’avait pas”, se souvient Lionel, la voix qui brille. L’ancien technicien de laboratoire revit l’épopée : nouvel atelier, nouvelle production, nouveaux enjeux. Un ingénieur de Calvert City fait même le déplacement pour “roder” le personnel. “On l’appelait l’Américain, il devait former tout le monde”, raconte encore le retraité.
L'exploitant utilisait déjà des PFAS sur son site de Pierre-Bénite. Mais le Surflon a la particularité de contenir des perfluorés à chaîne très longue, comme le PFNA et le PFuNDA (C9 et C11). Alors pourquoi ? Question simple, réponse difficile à obtenir. Pourquoi construire un nouveau réacteur qui utilise du Surflon à Pierre-Bénite alors que l’administration américaine est en train de l’interdire progressivement ? Pourquoi importer un composé dont on connaît le caractère bioaccumulable, persistant et toxique ?
Il est très étrange que l'on ait décidé de commencer à utiliser cette substance très problématique au début des années 2000
Ian CousinsChimiste
Là encore, Arkema n’a pas souhaité faire de commentaire.
“L’Américain”, de son nom Stephen Galante, n’a pas été autorisé à répondre à nos questions. C’est donc à Scott Gaboury, le consultant indépendant et ancien salarié de la boîte, que nous allons les poser. “Comme tous les fabricants de polymères fluorés, Arkema dispose d'une large gamme de produits. Ils sont destinés à divers marchés et certains peuvent passer à un PVDF avec un profil un peu différent plus facilement”, tente diplomatiquement ce spécialiste des fluoropolymères.
Qui dit changement de recette, dit en effet, changement de propriétés et de qualité pour le PVDF. “Arkema a effectué cette transition […] par produit, par industrie, par application, là où cela pouvait être toléré et modifié. N'oubliez pas que toutes ces entreprises doivent trouver un équilibre entre la rentabilité et la protection de l'environnement. Elles ont donc fait aussi vite que possible, mais comme certaines applications pouvaient tolérer le changement et d'autres non, les délais ont donc été prolongés pour tous les industriels”, ajoute Scott Gaboury.
En Europe, au début des années 2000, les PFAS n’intéressent que quelques scientifiques. Et le seul acronyme qui traverse l’Atlantique est celui du PFOA. “J'ai toujours été surpris que le PFNA [présent dans le Surflon] n'ait jamais attiré la même attention. Il a fallu un certain temps avant que les gens ne commencent à s'y intéresser également”, commente Ian Cousins, professeur en chimie environnementale à l’Université de Stockholm. “Mais il est très étrange que l'on ait décidé de commencer à utiliser cette substance très problématique au début des années 2000, alors que des molécules aux propriétés similaires, comme le PFOA et le PFOS, étaient déjà dans les radars des autorités”.
Pour la sociologue Alissa Cordner, “c'est une stratégie largement documentée et qui consiste, pour les entreprises, à rechercher le plus petit dénominateur commun en matière de réglementation”. Autrice de nombreuses études interdisciplinaires sur la contamination des PFAS, cette spécialiste de la réglementation liée aux produits chimiques ajoute que “parfois, il s'agit simplement d'une menace, mais que d’autres fois les sociétés passent à l'acte et déplacent leurs propres installations ou commencent à externaliser certains aspects de leur chaîne d'approvisionnement pour produire dans des lieux où les réglementations en matière d'environnement ou de santé sont moins protectrices.”
Un nouvel “hot-spot” de contamination
Treize ans, c’est le temps qu’il aura fallu au Surflon pour contaminer Pierre-Bénite. Dans une lettre envoyée à l’EPA en mars 2006, Arkema s'était pourtant engagé, en plus d’éliminer l’utilisation des PFAS à longue chaîne “dans 95 % de ses produits PVDF d'ici 2010”, à gérer “les émissions sur ses sites de production jusqu'à ce qu'elle commercialise des produits exempts” de la molécule.
En réalité, dans le sud de Lyon, l’industriel va utiliser ce produit jusqu’à épuisement des stocks. Dans un mémo interne de 2012, on peut lire que “pour maintenir ses engagements vis-à-vis de l’administration américaine”, Arkema va devoir arrêter d’utiliser le Surflon – il “avait le désavantage d’être bioaccumulable”. Son fournisseur, Asahi Glass, va de toute façon arrêter la production du surfactant. Mais, précise le responsable des polymères fluorés d’Arkema, les réserves vont permettre de tenir jusqu’à début 2016, soit pendant presque quatre ans, pour assurer “une continuité dans l’alimentation de nos clients haute pureté” en attendant la transition vers d’autres produits fluorés.
Jusque-là, le Surflon “était considéré comme irremplaçable dans la polymérisation en émulsion du PVDF” mais les efforts déployés – de près de 40 millions d’euros – garantissent enfin “la qualité finale […] nécessaire aux applications exigeantes de ses clients”, pointe pourtant l’auteur du document, avant de souligner les “challenges de la conversion” pour la firme, soit “les investissements nécessaires, la difficulté à maintenir [les] capacités de production, [les] rendements et la perte de flexibilité”.
Dans une analyse des dangers liés aux produits, datée de 2014 et signée Arkema, on peut encore lire que le Surflon est “bioaccumulable et classé CMR [cancérogènes, mutagènes, reprotoxique] de par son caractère reprotoxique”. Trois ans avant la rédaction de ces documents internes, la multinationale a appris, dans un rapport de l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), que les PFAS contenus dans le Surflon avaient été détectés dans la nappe alluviale du Rhône, qui alimente une centaine de communes en eau potable.
Aujourd’hui, ces composés sont partout dans l’environnement. Dans les sols, dans l’air, dans l’eau des nappes, l’eau de pluie. Dans les œufs, les légumes et les fruits. “Les quantités que l’on a retrouvées dans les sols et les poussières à proximité du site de Pierre-Bénite, comparativement aux données auxquelles j'ai eu accès dans la littérature, sont les plus fortes qu'on ait jamais notées en dehors d'un terrain industriel”, affirme Xavier Dauchy, auteur d’un rapport sur l’imprégnation des sols pour le compte de l’Anses en 2022.
“Ce qui se dégage de cette analyse, c'est qu'on a une signature de molécules très particulières”, explique encore le scientifique. "Or l'usage des PFAS à un nombre de carbone impair n'est pas très courant, il y a très peu d'applications industrielles. L’une d’entre elles, c'est la synthèse de PVDF à travers l'usage d'un surfactant qu'on appelle le Surflon”.
Arkema n’a toujours pas souhaité faire de commentaire.
Début 2024, sous la pression des organisations syndicales, Arkema a proposé à tous ses salariés d’analyser le taux de PFAS dans leur sang. L’employé le plus touché en a 277,5 μg par litre pour le PFNA, c’est 345 fois au-dessus de la moyenne française. Selon une récente étude de l’agence sanitaire et environnementale néerlandaise (RIVM), le PFNA est 10 fois plus nocif que le PFOA. Parce qu’elle est toxique pour la reproduction, la molécule vient d’être inscrite sur la liste des substances hautement préoccupantes candidates à l'interdiction (SVHC) par l’Agence chimique européenne (ECHA).
Chez les Siena, personne n’a jamais fait le rapprochement entre ces PFAS dont tout le monde parle et la mort d’Antonio. “C’était une fatalité, on est passé à autre chose...”. Pourtant, derrière la baie vitrée de Claude, l’enchevêtrement de tuyaux métalliques efface l’horizon. Il habite toujours la maison familiale. “À l’époque, on n’avait pas les moyens de les faire payer pour ça... Dans la vie, il faut avancer”.
Mais quarante ans après, en déterrant le dossier de l’affaire Voltalef, nous avons ravivé chez lui un souvenir et un mystère douloureux. “La mort de notre père est liée à son travail à l’usine, on l’a toujours su. Aujourd’hui, sans dire qu’on veut demander justice, on aimerait juste savoir, on aimerait juste comprendre...”, implore-t-il simplement.
Arkema n’a pas souhaité faire de commentaire.