Laurent Guillaume, présentateur du Magazine de la Montagne depuis plus de 20 ans, propose tous les jours ses "chroniques d’en haut" en attendant la fin du confinement. Il raconte avec authenticité et parfois humour le quotidien des habitants de sa vallée perchée de Savoie.
C’est à Valloire, commune située en Maurienne (Savoie) que Laurent Guillaume passe cette période de confinement, dans un hameau perdu situé à 1 700 mètres au dessus de la station. Ici, l’isolement est dans la nature des choses.
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Ce matin le décor est hivernal, il a un peu neigé cette nuit. En montagne, rien d’anormal, le vrai printemps, ça n’est pas maintenant. Et encore moins dans les esprits. Je sais que par habitude et parfois par dépit, j’essaye de sourire et de dédramatiser, autant vous dire qu’aujourd’hui le cœur n’y est pas vraiment et que si vous aviez envie de vous marrer en lisant cette chronique, autant passer à celle de demain, ou relire les précédentes. Le brouillard qui noie les montagnes est tout aussi glaçant que l’ambiance générale, et le pâle soleil qui tente de percer l’humidité résiduelle après la neige de la nuit a bien du mal à réchauffer les cœurs.
La montagne est une école de résilience pour tout.
Ce week-end, comme vous peut-être, j’étais en pause. En pause d’écriture, en pause d’actualité, de télévision, d’audioconférence… Un recentrage sur la vie ici, avec mes co-confinés. Du temps et de l’attention pour chacun, le téléphone coupé, le nez sur les cœurs de pissenlit qui poussent juste après la fonte de la neige. Une neige encore tenace, qui refuse de partir comme si elle attendait la fin de cette sale période. On fera avec, la montagne est une école de résilience pour tout.
Pendant ces deux jours, je n’ai pas suivi les informations, espérant secrètement avoir enfin de bonnes nouvelles après cette diète passagère. J’ai observé les oiseaux, et découvert des espèces que je n’avais encore jamais vues ici, non pas parce qu’elles n’existaient pas, mais parce que le rythme de la vie normale empêchait d’y prêter attention. Un geai, des grimpereaux, des merles, des mésanges huppées, et, enfin, mon renard que j’ai pu observer pendant dix bonnes minutes devant la maison, le seul à se réjouir de ce confinement qui lui assure de fait le couvert et un menu trois étoiles varié chaque soir.
Les regards ne sont plus tout à fait les mêmes, comme si le virus pouvait se transmettre par un sourire lointain.
Le retour à la réalité fut assez rude. Tout d’abord, au village : le changement était palpable. Les rares commerces ouverts ont installé des bâches, des barrières de plexiglass, des bouts de ficelle pour empêcher les gens de trop s’approcher des étals ou des caisses. La faible population de Valloire hors saison assure la possibilité de bien garder ses distances, même dans les magasins. Mais les regards ne sont plus tout à fait les mêmes, comme si le virus pouvait se transmettre par un sourire lointain. Que les gens s’évitent c’est normal et souhaitable, qu’ils hésitent à se regarder ou à se sourire, ou même à se dire bonjour d’un signe est symptomatique d’une inquiétude diffuse et grandissante qui n’épargne plus personne, même dans un lieu aussi paisible que cette vallée.
Au retour, j‘ai allumé la télé. Et je n’aurais pas du… On a "gagné" une heure avec le changement d’horaire, mais pris 15 jours de plus. Et chacun sait bien, au fond, que ces 15 jours supplémentaires ne seront pas suffisants. On sent que la vague n’a pas encore déferlé. On sent l’épuisement des personnels soignants face à cette crise qui semble plus grave qu’on ne le pensait, à tel point que la sidération des premiers jours se répète, et devient même visible au plus haut sommet des états du monde. J’avais espéré des bonnes nouvelles. Une inversion de la courbe. On ne parle que de masques que le monde entier s’arrache, de risque de pénurie de médicaments vitaux, on voit la tête des journalistes et des politiques de tous bords médusés par le tsunami qui touche toute la planète en même temps. Le spectacle de l’humanité terrée, sidérée, peut-être moins par le risque sanitaire que par la prise de conscience que sa surpuissance était celle d’un paon, est surréaliste et pourquoi ne pas l’avouer, terriblement pathétique. Alors que les infirmières s’épuisent à soigner les mourants, de sombres merdes en profitent pour leur laisser des mots malveillants sur le pare-brise de leur voiture. D’autres sombres merdes vandalisent leur voiture pour leur voler des masques. Les crises ont en général toujours exacerbé le meilleur et le pire de chacun. Nous sommes donc bien en crise.
Les crises ont en général toujours exacerbé le meilleur et le pire de chacun. Nous sommes donc bien en crise.
Et pendant que ceux qui veillent sur nous travaillent comme jamais dans des conditions sanitaires insuffisantes, pendant que les services publics donnent tout ce qu’ils ont – j’aurais du dire ce qu’on leur a laissé – l’autre partie de la population tourne en rond dans des petits espaces confinés et se sent désemparée, au point de chanter, de boire et de bouffer, en faisant preuve néanmoins d’une étonnante créativité prouvant que même dans les moments difficiles, garder le moral et savoir s’amuser fait aussi partie du combat commun. L’humour, cette politesse du désespoir, est aussi salvateur que révélateur d’un profond malaise.
Comment le leur reprocher ? Je fais partie de ceux-là. Ceux qui préfèrent en rigoler pour ne pas trop y penser. Mais jamais, jamais de désinvolture ou de légèreté. Notre façon d’aider c’est de tout faire pour que le virus ralentisse sa progression. Face aux armées de première ligne, l’immense majorité des troupes se bat à coup de chopes de bière, de marathon canapé, d’apéroskype, de recettes et de déconnades numériques, souvent très drôles d’ailleurs. Comment le leur reprocher. Pendant que la population boit, les soignants trinquent. Mais tout le monde a la gueule de bois.
Je vous avais prévenu. Demain, ça ira mieux. Le soleil a gagné sa bataille contre le brouillard le temps d’écrire cet article. Le printemps, le vrai, cette saison où la vie s’accélère, saison des amours, de l’insouciance retrouvée, de l’air vif et des senteurs d’herbe fraîchement coupée, reviendra forcément. En montagne, c’est en mai. Peut-être que cette année, le printemps reviendra partout au même moment.