Coronavirus COVID 19. En Savoie, chroniques d'un confinement d'en haut : "L'hiver sans fin" - 9e jour

Laurent Guillaume, présentateur du Magazine de la Montagne depuis plus de 20 ans, propose tous les jours ses "chroniques d’en haut" en attendant la fin du confinement. Il raconte avec authenticité et parfois humour le quotidien des habitants de sa vallée perchée de Savoie.

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C’est à Valloire, commune située en Maurienne (Savoie) que Laurent Guillaume passe cette période de confinement, dans un hameau perdu situé à 1 700 mètres au dessus de la station. Ici, l’isolement est dans la nature des choses. 

Si vous avez manqué les épisodes précédents (1er au 6e jour), cliquez ici

Mercredi 25 mars 2020, 9e jour

C’est assez paradoxal : cet hiver totalement absent en janvier et février se réveille avec le printemps calendaire. Ce matin, -8 degrés au thermomètre, la neige s’est figée sous l’action du regel brutal et les chamois sont redescendus plus bas. Il y en avait une dizaine, bien visibles depuis la fenêtre. Le plus frappant est l’absence d’odeur. Après des mois d’hiver où tout est figé dans la glace, le symbole du retour des beaux jours, ce sont les senteurs des mélèzes, d’herbe verte et de terre humide. Rien de tout cela ce matin, malgré un ciel d’une limpidité surnaturelle et, toujours : l’absence de trace d’avion, sans doute la chose visible et la plus déroutante qui nous rappelle, dans ce hameau de montagne, que le monde est à l’arrêt. 

La tentation est grande de faire un compte à rebours, calé sur J-40… Mais personne ne connait vraiment quand interviendra la fin de la crise.

La présence de la neige au sol qui peine tant à fondre prolonge ce sentiment d’hiver sans fin. A cette altitude, le vrai printemps, c’est début mai. C'est-à-dire, la date présumée, si tout va bien, de la fin de la crise. Le symbole serait trop beau : retourner à la vie en même temps que la nature, sortir d’hibernation comme les marmottes, pouvoir marcher sur l’herbe naissante et crotter ses godillots dans des sentiers boueux qui percent les derniers névés. Et respirer ! Ecarter grand les bras, s’épanouir enfin comme une fleur de crocus. J’aurai peut-être la chance de synchroniser ce moment que nous attendons tous avec le printemps alpin. La tentation est grande de faire un compte à rebours, calé sur J-40… Mais personne ne connait vraiment quand interviendra la fin de la crise. La sagesse du Chat, qui vit l’instant présent et qui semble s’accommoder avec délectation de son confinement sur son couffin, m’a appris à ne pas faire de décompte. 

C’est maintenant le tiers de l’humanité, sur la planète entière, qui vit terrée et terrifiée par ce virus…

J’allume la télé. Et je n’aurais pas dû (peut-être d’ailleurs faudra-t-il un jour que je m’en souvienne, et que je n’allume pas la télé, mais pour ça aussi la procrastination est plus forte que l’expérience). Les nouvelles du monde se bousculent sur les chaînes infos et sont de plus en plus anxiogènes. Encore 5 ou 6 semaines de cette vie inimaginable, confinés comme des termites dans nos villes qui, désertes à première vue, ont aussi perdu leur raison d’être. C’est maintenant le tiers de l’humanité, sur la planète entière, qui vit terrée et terrifiée par ce virus dont la mortalité effective est à ce jour - et fort heureusement - sans commune mesure avec la grippe espagnole du début du XXème siècle. L’humanité paniquée est en guerre contre un ennemi pour une fois commun, mais invisible. 

A Valloire comme dans tous les villages, on a appris à laisser passer l’orage. La sagesse des anciens, ici, à la montagne, nous exhorte à rester chez soi, au coin du feu, lorsque la nature se met en colère, lorsque la tempête hurle au dehors. A ne pas braver inutilement les éléments déchainés : chacun sait que personne n’y peut rien, et quand la tempête fait rage, on attend que ça passe. La nature est toujours la plus forte, tous les montagnards le savent. 

Mais les tempêtes ne durent jamais bien longtemps. Celle-ci, plus sournoise, envahit de son armée invisible les avenues de nos villes et l’humanité se retire pour la laisser passer. Cette tempête-là s’apprête à déferler six semaines durant. Alors chacun reste chez soi. Malgré le soleil et le calme. Chacun reste chez soi, comme un hiver sans fin. 


Mardi 24 mars 2020, 8e jour

C’est un bourron (petit amalgame de fibres de tissu) qui risque de me pourrir la journée. Un minuscule bourron coincé dans la fente de la prise de recharge de mon smartphone, probablement issu des poches de mon pantalon. Ce petit bourron ridicule empêche sa recharge, et donc : de communiquer, de téléphoner, de filmer, de photographier, de travailler, et accessoirement de monter mon château médiéval au niveau 29 sur un jeu débile mais délicieusement addictif qui consiste, au fond, à donner des vrais sous au développeur pour acheter des faux sous, sans lesquels l’espoir de vaincre le dragon enragé est illusoire. Bref, je flippe à l’idée que mon téléphone tombe en panne. La métaphore de la petite chose insignifiante qui pourrit la vie de la grosse bête se poursuit jusque dans la fente de mon smartphone. 

Bref, je flippe à l’idée que mon téléphone tombe en panne.

J’ai dû passer deux bonnes heures à trouver une solution, car, peu porté sur la couture, je n’ai aucune aiguille dans ce chalet. Le risque de casser une allumette dans cette fente aurait été trop grand. Je vous passe les détails - parce qu’on s’en fout un peu - mais j’ai fini par trouver une solution (utiliser une pointe de fourchette tordue, en faisant bien attention de ne pas endommager les contacts sinon c’est mort). Rétrospectivement, cette affaire du bourron montre à quel point nous sommes dépendants de ces appareils. Encore plus en ce moment. Depuis le confinement généralisé, le bruissement quotidien d’internet auquel on était habitués devient assourdissant. Un peu comme si l’essence même de ce qui nous rend humain : nos mots, nos visages, nos émotions, se concentraient dans ce flots ininterrompu de chiffres froids, sous pression dans un tuyau devenu trop petit face à ce besoin essentiel mais parfois boulimique de communiquer. 

La revanche de l’infiniment petit est en marche, de quoi réfléchir sur la vulnérabilité de notre société.

Ça n’est aucunement une critique, je l’alimente d’autant plus que l’isolement est tangible. Je me disais juste qu’un truc aussi insignifiant qu’un bourron pouvait devenir aussi emmerdant qu’une panne de fosse septique, pas tout à fait pour les mêmes raisons. La vie sociale ne tient qu’à un fil, de quelques dixièmes de millimètres, enterré sous le chemin qui mène jusqu’à chez moi. La revanche de l’infiniment petit est en marche, de quoi réfléchir sur la vulnérabilité de notre société. 

Lundi 23 mars 2020, 7e jour

Isolement versus confinement ? Ça n’est pas tout à fait la même chose, même si le résultat est le même. L’isolement est dans la nature du hameau de montagne dans lequel je suis. Comme je l’ai déjà écrit, l’ambiance ici est à peu près la même que n’importe quel jour de morte saison. Traditionnellement, après la saison de ski pendant laquelle les Valloirins ont travaillé quasiment non-stop : la fermeture des remontées mécaniques marque le début d’une phase de repos, totalement décalée avec le reste du pays qui, lui, reprend le travail après les vacances. Ceux qui restent au village sont donc encore moins nombreux que d’habitude, car dans une station de montagne, les vacances : c’est pendant l’intersaison. L’ouverture du col du Galibier fin mai marque le retour des premiers touristes dans la vallée, et tout recommence, jusqu’à l’automne suivant. Ce rythme est propre à toutes les stations. L’isolement, ou l’habitude de ne croiser personne, est donc une chose que l’on ne remarque pas. Pour ceux qui ne sont pas habitués à ce rythme, c’est quelque chose de moins évident. La solitude, même si elle est adoucie par mes co-confinés, est un apprentissage quotidien. 

La solitude, même si elle est adoucie par mes co-confinés, est un apprentissage quotidien.

En ville, malgré l’étroitesse des espaces, le confinement est vécu de façon différente. Sans aucun doute, le manque d’espace et l’impossibilité de prendre l’air y sont déjà difficilement supportables, même si l’immense majorité des gens ont compris la nécessite de ces règles drastiques. Mais la communication, le partage, même à distance, même virtuel, est plus facile. Mes collègues m’envoient tous les soirs des vidéos d’apéros-balcons, des séances de courts métrages projetés sur le mur de l’immeuble d’en face, des applaudissements, des chants, des concerts et des bruits de casseroles, chaque soir à 20 heures, pour remercier le personnel soignant qui paye un lourd tribut à cette crise sans précédent. Bien que confinés dans des appartements, mes amis Lyonnais vivent intensément l’émotion - voire le défoulement - de ces moments de partage. Combien de fois j’ai eu les larmes aux yeux en voyant cet immense "merci" illuminé sur l’une des tours de la Part-Dieu, ou des bougies sur leurs fenêtres, comme pour le 8 décembre, lorsque les Lyonnais remercient Marie de les avoir épargnés de la peste.

Quand bien même les cloches de l’église de Valloire sonneraient tous les soirs à 20 heures en signe de solidarité : depuis mon hameau, je ne les entendrais pas. Mon voisin le renard est insensible à tout ce raffut, ce qui l’intéresse, c’est l’os sous le sapin.
A suivre...
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