Les Tignards ont payé un lourd tribu à la nation. La construction du barrage de Tignes a entraîné la disparition de leur village et de 4 hameaux alentours faisant des habitants des déracinés à tout jamais.
70 ans plus tard, la mémoire des Tignards reste intacte, et leur traumatisme aussi profond que les eaux du lac qui noient désormais les champs et le village dans lesquels leurs ancêtres avaient vécu.
Pourtant, le nouveau Tignes, bâti plus haut et né de la volonté de ceux qui n’ont pas voulu quitter le pays, figure parmi les stations de ski les plus célèbres du monde. Alors, pourquoi se souvenir de ce vieux village au fond de la vallée ? Quels liens indéfectibles relient encore les Tignards à cette vie d’avant, tellement plus austère et difficile que celle qu’offre la station aujourd’hui ?
Tignes, la mémoire de l'eau
" Tu ne peux pas comprendre". C’est ainsi que le père Raymond, comme je l’appelais, et dont le visage trahissait des années de froid, de soleil et de neige avait répondu à ma naïve question. C’était dans les années 90. J’étais tout jeune journaliste, amoureux de la montagne déjà - mais surtout en mode loisirs - et j’avais profité de la vidange décennale du barrage de Tignes pour me rendre sur place et tenter de comprendre le traumatisme qu’avait été, quelques décennies plus tôt, la destruction par noyade d’un village entier, sacrifié sur l’autel de la reconstruction d’après-guerre et de ses besoins en énergie.
Et c’est là que j’avais rencontré le père Raymond, accoudé sur la rambarde du barrage, dont le mur gris déroulait ses 180 mètres de béton dans un vide effrayant, face à une vallée béante souillée de vase, au milieu de laquelle l’Isère retrouvait le chemin que la nature lui avait octroyé. Le solide gaillard en avait vu, des catastrophes, des avalanches, des tempêtes… Mais ça : ça ne passait pas. Et ça ne passera jamais.
Tu vois, gamin : c’est dans cette maison que je suis né. Là, c’était le champ de mes parents, là l’église, et là, le cimetière
le père Raymond
J’avais beau chercher, je ne voyais en contrebas que quelques murs crasseux, dégoulinants de vase, et pour être honnête : la vision de cette cuvette vide et boueuse avait du mal à m’évoquer les jours heureux d’une jeunesse montagnarde. Le Vieux avait les larmes aux yeux. Plus bas, on distinguait quelques taches de couleurs : des visiteurs venus s’encrasser les bottes le long de l’ancienne route. Celle qui menait au village fantôme. Lorsque j’ai demandé à José Raymond pourquoi il n’allait pas en bas, j’ai bien cru que j’allais m’en prendre une. " Qu’est-ce que tu veux que j’aille faire là-bas… Ce n’est que ruine et désolation !" me répondit-il sèchement. Puis il se ressaisit, et commença à me raconter quelle avait été sa vie et celle de sa famille à Tignes. Le vrai Tignes, le village de son enfance. Une vie simple, rassasiée de peines et de soleil, de labeur et de joies, comme ses parents avant lui, et ses grands-parents avant eux.
Je l’écoutais avec intérêt, essayant de comprendre comment on pouvait être attaché à ce point à une terre difficile, où l’argent ne coulait pas à flot, où tout se gagnait à la sueur du front, mais qui l’avait rendu si heureux. Et sans même évoquer les conditions particulièrement traumatisantes des derniers jours de Tignes, où la population récalcitrante avait été expulsée sans ménagement par les CRS, José Raymond me dit qu’il n’oubliera jamais… " la couleur verte de son champ".
En désespoir de cause, j’avais bien essayé de lui demander s’il ne trouvait pas le nouveau lac quand même un peu joli, dans son écrin de montagnes face au glacier de la Grande Motte et j’avais bien failli m’en prendre une deuxième…
Car pour les anciens Tignards, comme d’ailleurs pour tous les montagnards, ce qui touche à la terre touche à la chair. Quand on sait à quel point la vie était rude dans ces vallées de montagne, on connait la valeur de ces choses-là. La terre qu’on a retournée pour cultiver son champ, la pierre qu’on a transportée pour bâtir sa maison. Et ça, pour José, ça n’avait pas de prix. " Alors bien sûr, on a touché de l’argent en contrepartie de nos vies qu’il a fallu effacer", s’emporte-il soudain. " …Mais si vous perdez quelqu’un de cher, êtes-vous moins peiné au motif que vous touchez l’assurance ?"
Dans le drame de Tignes, il y a eu, bien sûr, ce jour funeste où la nouvelle est tombée. Personne n’y croyait. Un peu comme à l’annonce d’une maladie incurable, quand on se dit qu’on va s’en sortir. Jusqu’au jour où le mur sinistre monte au fond de la vallée jusqu’à obscurcir l’horizon. On n’y croit toujours pas.
Certains jeunes Tignards balanceront bien quelques pains de dynamite sur le chantier, dont les seuls effets n’auront été que d’ébranler leurs propres espoirs. Mais les Tignards, guidés par la foi peut-être et leur raison sûrement, n’y croyaient toujours pas.
Pour sauver leur village, ils se sont battus contre l’inéluctable. Comme aucune autre communauté ne l’avait encore fait. Ce qui fera entrer l’histoire de Tignes dans notre histoire commune, celle d’une France moderne qui investit tout dans l’électricité, excluant de cette lumière aveuglante quelques destins locaux insignifiants au regard des enjeux nationaux, mais tellement humains à l’échelle d’une famille. " Il aura fallu que l’eau monte dans nos caves et que les CRS nous obligent à partir manu militari pour que les derniers habitants quittent le village" Les yeux du père Raymond se brouillent à nouveau. " …Mais le plus dur, c’est quand ils ont déterré les morts du cimetière."
Le Vieux ne m’en dira pas plus. De longues minutes de silence ont suivi, pendant lesquelles j’imaginais une pelleteuse creuser les tombes de ma famille, pour en extraire, au milieu d’une terre pauvre, quelques ossements et des lambeaux de vêtements. L’image est horrible, mais l’image existe. Et elle est bien présente dans l’histoire et dans la mémoire de ceux qui ont vécu cette époque. J’observais le père Raymond marcher le long de ce barrage gris, sur ce mur qui avait créé un grand vide dans sa vie. Un vide d’autant plus béant que l’absence d’eau rendait plus étrange encore cette montagne de béton plantée au milieu de sa vallée. Le père Raymond a disparu aujourd’hui. Mais cette histoire qu’il m’a racontée au début des années 90 est restée gravée dans ma mémoire.
Aujourd’hui, ce sont ses descendants qui la racontent. Les enfants de Tignes. Ils étaient jeunes lors de la construction du barrage, et parleront plus volontiers de l’endroit où ils jouaient à la poupée, à la balançoire, où ils faisaient leurs premières traces à ski, que des durs travaux aux champs. Ils sont hôteliers, fils et filles d’hôteliers, quelques-uns sont paysans ou moniteurs de ski, et leur vie va bien.
Le nouveau Tignes est l’une des plus grandes stations de ski au monde. Un joyau de l’industrie de l’or blanc. Une station qu’ils ont été les seuls à bâtir au début, avec force, conviction et courage, sur la terre même de leurs ancêtres à 2 100 mètres d'altitude. Là où, il n’y a pas si longtemps, on ne pensait pas pouvoir vivre à l’année. Je ne sais pas aujourd’hui s’ils échangeraient leur vie d’en bas contre celle qu’ils mènent ici. Mais une chose est sûre : lorsqu’ils évoquent le Tignes de leur enfance, leur mémoire est intacte. Et tous ne souhaitent qu’une chose : qu’on se souvienne d’où ils viennent, et de leur histoire.
La suite de cette histoire, c’est ce que raconte ce film de Nicolas Bideau, où les mots du père Raymond résonnent encore à travers le témoignage de ses enfants, et des enfants de Tignes. Un documentaire sensible et émouvant, juste et sincère, sur une page d’histoire locale qui trouve un écho en chacun de nous.
>> " Tignes, la mémoire retrouvée" un documentaire réalisé par Nicolas Bideau, diffusé le jeudi 26 octobre 2023 sur France 3 Auvergne-Rhône-Alpes puis disponible en replay dans cet article et sur France.tv .
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Une coproduction : France Télévisions / Les Films de la Découverte, Arnaud Clavelin, Jean Lodato / La Commune de Tignes