Des toiles d'Édouard Manet, des statues précieuses d'art oriental ou des sarcophages égyptiens : ils ont sauvé de la ruine et de l'oubli quelque 8000 joyaux. Depuis près d'une décennie, les restaurateurs du centre de la Venaria enquêtent sur les secrets de fabrication des œuvres et sauvegardent des tableaux en péril.
C'est un joyau qui se cache entre les murs d'une ancienne demeure de la maison de Savoie. L'un des nombreux châteaux qui appartenait à la dynastie des premiers rois de l'Italie unifiée, chassée du pouvoir en 1946 par la République naissante.
Au milieu du siècle dernier, la Reggia di Venaria Reale, le domaine royal de Venaria, dans la proche banlieue de Turin, était pourtant toute proche d'être démolie pour laisser place à des immeubles. Avant que les premières années du XXIe siècle ne la voient renaître de ses cendres grâce à la plus grande opération de sauvetage d'un bien culturel jamais réalisé en Europe.
Ce sont finalement 100 000 mètres carrés de château qui ont été sauvés, 1 000 mètres carrés de peintures murales arrachés à la dégradation et 50 000 mètres carrés de jardin à la française replantés, avec pour toile de fond une vue imprenable sur la chaîne des Alpes. Tout un symbole.
À l’abri des regards dans les écuries royales
Quel autre lieu que cette demeure phénix, renaissant de ses cendres, pouvait accueillir un hôpital pour chefs-d’œuvre en péril ? Car si les ducs de Savoie se sont inspirés du faste des Versailles pour concevoir leur Reggia piémontaise, c'est sur le modèle du C2RMF français - le centre de recherche et de restauration des musées de France, basé au Louvre et à Versailles - qu'en 2005, le centre de conservation et de restauration des œuvres d'art de la Venaria a ouvert ses portes.
Pour la petite poignée de professionnels de la restauration d'art de ces premières années, ce n'est pas par la grande porte de la fastueuse demeure que l'on gagnait l'unique laboratoire le matin, mais par l'entrée des artistes : un haut portail de bois clouté, situé sur l'arrière du château. Celui où passaient les fiers destriers des ducs de Savoie, s'ouvrant sur les écuries.
Dix-huit ans plus tard, l'adresse est toujours la même. Mais que de changements sont intervenus. Quelque 300 personnes fréquentent désormais les lieux, dont 200 restaurateurs d'art, tous professeurs ou étudiants de la haute école installée par l'université de Turin. Les hauts murs de l'ancienne écurie accueillent aujourd'hui un hôpital bien singulier dédié aux œuvres d'art en péril.
De l'art entre les doigts
"Ce que j'essaie de faire de cette toile de maître ? Eh bien, c'est de sauver ce qui peut encore l'être." Penché depuis des jours sur une grande toile du XVIe siècle signée Aurelio Luini - un peintre maniériste lombard, fils du célèbre disciple de Léonard de Vinci -, Alessandro Gatti est le responsable de l'un des neuf laboratoires que compte le centre : celui des toiles de grandes dimensions.
"On a commencé par s'occuper de la structure du tableau", explique Alessandro. "Il a fallu recoudre les nombreuses entailles faites dans la toile. Puis un nettoyage aussi doux que possible de la couche de peinture elle-même qui est très fragile. Et à présent, je m'occupe de combler par petites touches d'aquarelle, les parties de couleurs du tableau érodées ou effacées. Le but, c'est de rendre l'œuvre beaucoup plus visible par le public."
Pas plus, mais pas moins non plus. Alessandro, tout comme sa voisine d'atelier qui travaille sur un portrait géant de Maria Giovanna Battista di Savoia-Nemour (1644-1724), l'épouse du duc de Savoie Carlo Emanuele II.
Les restaurateurs ne caressent plus depuis longtemps le rêve du béotien de ramener l'œuvre d'art à son état originel, le tableau en souffrance devant leurs yeux étant, au cours des siècles, devenu un autre sujet que celui imaginé à l'origine par son créateur.
"Le diagnostic scientifique qui a été fait par nos laboratoires en amont de la restauration nous permet d'apprendre énormément d'éléments sur la vie de l'œuvre", explique Gaia Caula, une jeune restauratrice, récemment diplômée de la haute école du centre piémontais après cinq ans d'étude.
"J'ai pu connaître les pigments qui ont été utilisés par le créateur de ce portrait, mais aussi tous les matériaux qui ont été employés par la suite pour le restaurer. On s'est aussi aperçu que cette toile avait été recouverte par une autre couche de peinture. On a décidé ensuite de l'enlever, car elle ne permettait pas à la toile de bouger, de respirer en somme".
De nombreuses consultations... à domicile
Si le centre piémontais reçoit les visites de grands malades des musées italiens ou du reste du monde, il arrive aussi à ses restaurateurs de consulter à domicile. Jusqu'à Jérusalem par exemple, où certains de ses techniciens ont été associés à la restauration du pavement de l'église du Saint-Sépulcre. Mais plus souvent, c'est sur un territoire italien d'une infinie richesse en matière de trésors artistiques qu'ils trouvent matière à déplacement.
Il en est ainsi à quelques kilomètres de la Reggia, sur la route de la France, en vallée de Suse, où une poignée de ses restauratrices sont actuellement au chevet d'un joyau oublié du XVe siècle.
Construite à la fin du XIIe siècle sur la via Francigena pour servir de refuge aux moines Antonians, la commanderie de Sant Antonio di Ranverso abrite, dans sa petite église, un véritable chef-d’œuvre : des fresques murales de Giacomo Jaquerio.
Un maître du gothique piémontais dont l'équipe du centre de conservation et de restauration de Venaria n'est pas tant là pour restaurer l'œuvre, que pour enquêter sur ses secrets de fabrication.
"Avec notre appareil à imagerie, on a fait des séries de prélèvements pour chercher à connaître la palette de couleurs utilisée par l'artiste", explique Marie-Claire Canepa, la responsable du laboratoire de peintures murales du Venaria. "Les recherches que nous menons ici sont très importantes pour comprendre les techniques d'exécution de tous les contemporains de Jaquerio. On n'a que rarement l'occasion de faire des études aussi approfondies sur son savoir-faire."
Une étude en voie d'achèvement. Quant à savoir maintenant si la restauration effective de la précieuse œuvre interviendra, la responsable du chantier n'hésite pas à renvoyer vers une maxime érigée en ligne de conduite par toute une profession.
"Il est de coutume de dire, dans ce métier, que la meilleure restauration à venir, c'est celle qui ne se fera pas, dit-elle. Sur les murs de cette église, par exemple, les fresques murales ont été grandement endommagées par les infiltrations d'humidité. Grâce aux études menées depuis trois ans, on a clairement identifié que la dégradation de l'œuvre venait en grande partie de son manque d'entretien. Il reste donc maintenant à attendre que le mur sèche avant d'intervenir pour améliorer encore les conditions de survie de cette fresque, afin qu'elle traverse encore de nombreux siècles".
Preuve qu'il en va de la longévité des chefs-d’œuvre, comme de celles des hommes, à quelques siècles d'existence près.