Le 12 juin 1973, il y a tout juste 50 ans, les salariés de l'usine LIP située à Besançon Palente (Doubs) entamaient un mouvement social exceptionnel. Occupation d'usine, réorganisation du travail, manifestation monstre... On vous raconte.
En avril 1973, Jacques Saintesprit, PDG de LIP, usine d'industrie mécanique et horlogère qui emploie environ 1200 salariés à Besançon, décide de démissionner. L'entreprise est en difficulté financière. La direction veut supprimer près de 50% des effectifs et ne garder que l'activité horlogère. Les ouvriers et ouvrières n'entendent pas perdre leurs emplois.
Ils entament le 12 juin 1973 l'occupation de leur usine, située dans le quartier Palente, après avoir séquestré l'administrateur et d'autres membres du conseil d'administration. Ils réquisitionnent 25 000 montres et partent les cacher dans des endroits tenus secrets. C'est le début de l'aventure LIP, cinq ans après mai 68.
Des assemblées générales ont lieu dans l'usine pour décider de l'avenir du mouvement naissant. Les lieux sont ouverts à toutes et tous. "On fabrique, on vend, on se paye", devient le slogan emblématique de la lutte. Parmi les salariés, on compte une majorité de femmes. Elles sont environ 800 contre environ 500 hommes. "Nous étions plus nombreuses que les hommes. Comme dans toutes les guerres, les femmes vont, s'engagent, se sacrifient au besoin...", rappelle Monique Piton, salariée LIP au moment du conflit social.
Réorganisation du travail et commissions
“Au fur et à mesure des débats de cette assemblée générale, on va arriver à une décision, le 18 juin 1973 qui est de redémarrer en partie la production et d’organiser des -payes ouvrières-”, explique Guillaume Gourgues, maître de conférences en science politique, à nos confrères de France Culture. La prise en main des moyens de production et la réorganisation du travail deviennent les mots d'ordre au sein de l'entreprise de confection de montres. Des commissions sont créées pour gérer la vie dans l'usine. Environ 90% des salariés en font partie. Ces groupes permettent de réfléchir aux conditions de travail et favorisent une horizontalité dans la prise de décisions. Le but est de réinventer un modèle jugé aliénant.
Les ouvrières et ouvriers, animés par un désir d'émancipation, mettent une attention particulière à la médiatisation de leur lutte. Les journalistes sont les bienvenus sur le site. Un journal de grève est créé, baptisé Lip-Unité. Grâce à cela, les LIP disposent rapidement d'une renommée dans le milieu ouvrier et d'un écho auprès des pouvoirs publics. Charles Piaget, élu syndical à la CFDT, devient l'un des porte-parole du mouvement. Le modèle mis en place interpelle et séduit la gauche et le monde du syndicalisme.
Les montres sortent de l'usine sans le contrôle d'un patron. Elles sont vendues directement dans les locaux de l'entreprise ainsi que par l'intermédiaire de comités de soutien. Des ventes sauvages ont également lieu pour payer les premiers salaires. "Nous, on estime que si on a réussi, c'est grâce à deux outils très importants. L'information et l'émancipation. On était plutôt bons en information. En émancipant tous ceux qui étaient là aussi. C'était important pour les syndicats. On a beaucoup travaillé dessus. On a trouvé des gens sensationnels. On ne savait pas qu'ils avaient cette valeur-là", explique Charles Piaget, leader du mouvement LIP, au micro de notre journaliste Catherine Schulbaum.
"La marche des 100 000"
Au cœur de l'usine, les femmes s'organisent pour trouver leur place au sein d'un univers syndical très masculin. Elles créent des réunions en non-mixité, comme le rappelle Guillaume Gourgues. "Entre 1974 et 1976, se constitue un groupe femmes sous l’impulsion de militantes du MLF et toutes les semaines, les ouvrières de LIP se retrouvent pour échanger sur les problèmes spécifiques des femmes dans l’usine".
Le point d'orgue de la mobilisation des ouvriers LIP est sans aucun doute "la marche des 100 000". Le 29 septembre 1973, 100 000 travailleuses et travailleurs battent le pavé à Besançon en solidarité avec les LIP. Ils viennent de toute la France et trouvent un écho dans le combat mené par les Bisontins pour sauvegarder leurs emplois. C'est la plus grande manifestation jamais organisée en Franche-Comté et l’apogée de ce mouvement social exceptionnel.
Le 29 janvier 1974, la signature des accords de Dole met en place un plan de relance. Claude Neuschwander reprend les activités horlogères et les salariés. L'année suivante, les ventes chutent. Le directeur est remercié en 1976. L'ombre du dépôt de bilan réapparaît. Une nouvelle mobilisation sociale a lieu en 1976. Manifestations, occupation, saisie du stock... Les mentalités ont évolué et la loi du marché est devenue la norme. Ce second round est violemment réprimé. L'État se désengage petit à petit, en même temps que les banques et les actionnaires. En 1981, l'usine ferme définitivement. Des sociétés sous le régime Scop (société coopérative de production) sont créées par d'anciens salariés, avant de disparaître les années qui suivent, les unes après les autres. "Le prix à payer est lourd : les militants-entrepreneurs ne peuvent réembaucher que 350 travailleurs, engendrant amertume et déchirements. Leur histoire, mal connue, mériterait d’être écrite. Moins flamboyante que l’épopée de 1973, elle fait partie intégrante de la grande aventure des LIP", écrit Frank Georgi, historien, dans le journal l'Humanité.
"La grève des LIP porte en elle les aspirations d’égalité et d’émancipation qui nous animent, elle nous parle, elle nous inspire, elle est notre patrimoine commun", explique de nos jours le syndicat Solidaires sur son site internet, illustrant à quel point la lutte des LIP relève désormais de l'héritage collectif. De nombreux ouvrages ont été édités sur l'histoire des ouvrières et ouvriers de chez LIP Palente, ainsi que des documentaires, des films, mais aussi des pièces de théâtre.