Jusqu’au 31 août, Marina De Caro prépare sa prochaine exposition au Fonds régional d’art contemporain (Frac) de Franche-Comté. Rencontre avec l’artiste militante et poétique, venue de Buenos Aires, lors de sa résidence à la friche artistique à Besançon.
Ce mardi-là, le rendez-vous est pris dans une friche à Besançon. Mis à part quelques voitures, le lieu est désert. Des bâtiments habillés d’une fresque de couleur trônent au milieu d'un grand terrain. Des vestiges d’une période industrielle passée, désormais réhabilités en un lieu de création. Entre ces murs, le sol se pare de teintes bigarrées. Une femme à la soixantaine déambule entre ces morceaux de tissus colorés.
« C’est une matière délicate sur laquelle je n’ai jamais travaillé… Et moi, je ne suis pas délicate ! », rit Marina De Caro. Dans ses mains, un tulle bleu, tout fin, ondule. De la tarlatane, textile traditionnellement fabriqué en Inde. Depuis début juillet, l’artiste argentine est en résidence artistique à Besançon. Invitée par le Fonds régional d’Art Contemporain (Frac) de Franche-Comté, ses œuvres donneront lieu à une exposition dans le centre d’art en 2023.
Le chromoactivisme, « militantisme artistique et poétique »
10 heures du matin. Sur la table, des verres, disposés çà et là, entre quelques tubes de peintures, des croquis, des bouts d’étoffes. Le regard complice, Marina De Caro sirote une tasse, qu’elle me propose de partager. Je bois à la paille un liquide d'une amertume exaltante. « C’est du maté pour se réveiller, pour le petit-déjeuner », lance-t-elle avant de reprendre son travail. Vêtue d’une robe noire, l’artiste contraste avec ses immenses aménagements chamarrés. En toile de fond, les rayons tangerine cisaillent la matière améthyste. Un peu plus loin, une enfilade rose poudré. Les tissus s'entremêlent.
L’œuvre de Marina peut se résumer en un mot : « Cromoactivismo », autrement dit Chromoactivisme. C’est le nom du collectif qu’elle a créé en 2013 avec quatre autres artistes de Buenos Aires : Mariela Scafati, Guillermina Mongan, Victoria Musotto, Daiana Rose. Du « militantisme artistique et poétique » où les couleurs sont considérées comme politiques, mais aussi de l’ordre du sensible, de la perception. Marina De Caro explique : « Travailler avec la couleur a un rapport avec le corps. Quand on aime la couleur, c’est toujours dans notre corps qu’on le ressent. Comme le tissu. Nous travaillons pour nommer les couleurs autour de nos expériences sociales, individuelles et politiques. La couleur n’est pas innocente. C’est un chemin facile pour parler de nous, un chemin transversal autour de nos expériences et non pas de récits déjà donnés. »
Marina De Caro et Besançon
À genoux, ses mains parcourent les tulles. Tantôt avec une règle, tantôt des ciseaux. « Je travaille avec mes mains, je suis vraiment manuelle », s’attache-t-elle à répéter. Elle perfore ses pièces, laissant transparaître la lumière, et donne ainsi une nouvelle texture à ces grandes étoffes. L’œuvre de Marina De Caro se construit ainsi, par tâtonnements, et sans idées fixes. « J’aime bien toucher les choses, parce que quand je travaille avec mes mains, je pense, aussi. C’est un peu de la recherche, explique-t-elle. Ses doigts sillonnent les fils de coton. L'artiste conclut : « C’est dans la matière que commence à se construire la métaphore. Ce n’est pas juste dans ma tête, mais dans le processus de travail. »
Il s’agit de son deuxième séjour dans la Cité du Temps. L’histoire d’amour entre Marina De Caro et Besançon commence en 2019. L’année où Sylvie Zavatta, directrice du Frac de Franche-Comté, rencontre l’artiste dans une foire d’art contemporain à Buenos Aires. Touchée par les installations et les réflexions de l’artiste, la directrice du Frac lui propose une résidence artistique : un projet de recherche sur l’anarchisme à Besançon – la ville a vu naître les deux grandes figures Pierre-Joseph Proudhon et Charles Fourier.
« Ma politique, c’est l’art »
« J’ai choisi d’étudier l’œuvre de Charles Fourier, car Proudhon n’est pas du tout féministe », lance-t-elle, avec malice. Et ses lectures ne s’arrêtent pas là, puisqu’elles s’étendent aux penseuses anarchistes latinoaméricaines comme Rita Segato ou Val Flores. En picorant des citations de ces ouvrages, mais aussi celles de ses correspondances avec d’autres artistes, Marina tente de retranscrire ces pensées dans ses œuvres. Pour elle, l'art est une recherche, une démarche « utile » et entretient ainsi une relation forte avec l'éducation, la transmission et le dialogue. Un élan qu’elle résume ainsi : « Ma politique, c’est l’art. »
Dans la grande bâtisse, les tissus découpés sont ensuite suspendus à des tringles. Les couleurs se mêlent, se superposent. Et lorsque les raies de lumière les traversent, l’œuvre en création se meut, vit. Sur un échafaudage, perché sur plus de cinq mètres, Serge Galiote, l’assistant bisontin de Marina De Caro déplace les toiles. L’artiste argentine inspecte le résultat d'en bas. « Un peu plus vers la gauche, s’il te plaît. », « Non, il faut plutôt le reculer le vert. » « Oui, voilà, vraiment, cela change tout. » De loin, l’impression que les étoffes dansent. Marina raconte sa démarche : « Ce travail se fait avec plusieurs ‘peintures’, ou plutôt des couleurs. Ce sont des compositions, des relations, mais il y a un milliard de possibilités. Il faut trouver la relation avec l’espace. C’est une œuvre située dans un espace, et non pas une abstraction. »
Un projet scénographique
Ce sont les derniers ajustements avant la fin de sa résidence, le 31 août. Les installations qu’elle a créées seront exposées quelques mois plus tard au Frac de Franche-Comté. « Ce travail deviendra la scénographie d’un projet qui s’appellera ‘Chromotopie désobéissance’, explique-t-elle. Axel Kryejer, musicien argentin, fera la musique de ce projet scénique. Nous avons travaillé ensemble pendant un mois. » Le rendez-vous est pris pour janvier 2023.