En partant ce matin-là, le reportage me semblait plutôt agréable. Filmer la beauté de la nature du Haut-Doubs, au rythme de la marche à pied et des rencontres avec les habitants du coin. Alors, je ne m'attendais pas à prendre une telle claque !
Eté 2009. Pour moi, c’est un simple muret de pierres sèches. Un muret dans la forêt du Risoux, au-dessus de Chapelle-des-Bois. Pour l’homme qui nous accompagne, c’est un endroit qui l'a marqué à jamais. Ce muret matérialise la frontière entre la Suisse et la France. La liberté d’un côté, l’occupation nazie et la terreur de l’autre.
En partant en reportage ce matin-là, je m’attendais à une de ces journées agréables que l’on vit parfois quand on est journaliste. Je pensais filmer la beauté de la nature du Haut-Doubs, au rythme de la marche à pied et des rencontres avec les habitants du coin. Au lieu de ça, j'ai pris une claque. Une leçon d'histoire avec un vrai héros de la Résistance.
Le sujet du reportage ? Une « randonnée des passeurs ». Un sentier nouvellement ouvert, un joli coup de marketing touristique. En apparence.
Un cache-cache mortel
L’homme que nous suivons a plus de 80 ans. Et il marche à un bon rythme, Bernard Bouveret ! On a presque du mal à le suivre. On se console en se disant qu’on porte du matériel de tournage et que tout ça est bien lourd. Et puis, au bout d’une montée raide, il y a ce muret et la frontière avec la Suisse.
Bernard Bouveret se prête volontiers à nos demandes. Marcher vers le muret, s’éloigner, revenir, le temps de tourner nos images. L’homme est calme, détendu. Mais au moment de l’interview, le ton change. Ou plutôt le regard. Et il raconte. L’adolescent qu’il était pendant l'occupation allemande. Celui qui connaît la montagne comme sa poche. Celui qui passe régulièrement la frontière pour de la contrebande. Du ravitaillement pour lutter contre la pénurie alimentaire et les privations Comme un jeu. Ou comme une revanche sur la terreur nazie qu’il ressent chez lui, à Chapelle-des-Bois.
"C'est arrivé comme ça"
Est-ce qu’il a eu peur, Bernard Bouveret ? Peur pendant ces longues nuits à jouer à un cache-cache mortel avec les patrouilles allemandes ? Est-ce qu’il a hésité quand un homme des services de renseignements suisses lui a proposé de passer des messages entre la Résistance et Londres ? Est-ce qu’il a eu peur pour les hommes et les femmes qu’il a guidés vers la liberté, des juifs, des résistants, des réfractaires au travail obligatoire en Allemagne ?
Bernard Bouveret ne me répond pas vraiment oui. Ni vraiment non. Il se contente d’une pirouette : « c’est arrivé comme ça ». Une simple pirouette. Comme si un engagement au péril de sa vie était si banal que ça. Bernard Bouveret est un des derniers survivants parmi les passeurs de la Résistance.
Je vais souvent marcher sur les sentiers du Haut-Doubs. Quand j'aperçois un muret qui marque la frontière entre la France de la Suisse, je revois le regard un peu perdu, un peu apeuré, un peu espiègle de Bernard Bouveret.
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