Tout juste née de la fusion de cinq compagnies aériennes de l'époque, la jeune Air France connaît son premier crash le 31 octobre 1933 en Haute-Saône. L'appareil, parti de Bâle (Suisse) un jour brumeux, percuta la colline d'Étobon, un village, où une stèle à la mémoire des deux victimes est encore visible aujourd'hui.
Le 31 octobre 1933, un fort brouillard enveloppait tout depuis le matin. Il était 10 h 15, on entend un avion. Il était très bas à en juger par le bruit des moteurs. Ce bruit a semblé anormal. L’avion se dirigeait contre le château. Un sentiment d’angoisse saisit plusieurs personnes : ‟Il va toucher le château". À peine cette pensée formulée qu’un craquement épouvantable retentit.
Ces lignes sont tirées du journal de bord de Jules-Henri Perret, le forgeron d’Étobon, ce petit village de Haute-Saône. Muni avant l’heure d’un appareil photo, il rédigeait à l’époque une chronique quotidienne des événements du village. Et ce jour-là, c’est un tragique accident d’aviation qui noircit les lignes.
“Ça y est. Vite, on court. Au sommet du château, juste où était l’entrée du fossé, on voit dans le brouillard une aile sur deux hêtres, puis une dizaine d’arbres fauchés, coupés au milieu, déracinés. [...] On voit un groupe de personnes qui entourent le pilote blessé. Il vient de revenir à lui. Il a une cuisse cassée. Un peu plus loin est le corps du radio. Quatre chamois sont parmi les débris. »
L’avion qui vient de s’écraser avec quatre personnes à son bord est un Farman 301, un appareil mythique de la série “Étoile d’argent” qui assurait des services postaux réguliers sur des lignes d’Europe du nord depuis 1931. Mais ce 31 octobre 1933, l’aéronef assurait un vol Bâle-Le Bourget pour une toute jeune compagnie, Air France.
Née le 30 août précédent de la fusion d’Air Orient, Air Union, la SGTA (lignes Farman), la CIDNA, et l’Aéropostale, Air France est officiellement inaugurée le 5 octobre, moins d’un mois avant l’accident d’Étobon, ce qui fait de ce crash le premier de la toute nouvelle compagnie nationale.
239 kilos d’or, des colis, et quatre chamois
Aptes au vol sans visibilité, à l’époque en pleins tests par les ingénieurs, les Farman “Étoile d’argent” étaient réputés pour leur fiabilité. Mais en ce début d’automne, de fortes chutes de neige précoces s’étaient abattues sur l’est de la France, et un épais brouillard enveloppait la colline d’Étobon, qui culmine à 575 mètres.
L’appareil, qui décolle de Bâle par une météo relativement bonne, est vite confronté au givre qui alourdit les ailes, les hélices, augmentant la charge déjà importante à bord. 132 kilos de colis, 239 kilos d’or en lingots et pièces, 20 kilos de poste et quatre chamois. Avec les deux passagers, les deux membres d’équipage et le carburant, la charge atteint près de 1 900 kilos, proche du seuil maximum autorisé de deux tonnes.
La prise d’altitude n’en finit pas. À 65 km de son point de départ, l’appareil n’a pris que 1 000 pieds.
Marc Dumas, auteur d’une reconstitution
Comme le reconstitue un film d'archives en trois épisodes réalisé par l’association belfortaine de vol moteur (ABVM), le Farman 301 peine à effectuer sa prise d’altitude. En tout cas, c’est l’hypothèse de Marc Dumas, pilote et historien de l’ABVM, auteur du film. “C’est quand même plus que des suppositions, assure-t-il. Le givre, c'est l’ennemi.”
Passionné d’histoire, Marc Dumas a feuilleté toute la presse de l’époque, régionale et spécialisée, pour rassembler les informations sur cet accident. Enfin, celles que l’on peut trouver en libre accès, aux archives départementales notamment, car l'enquête, Marc Dumas n’en trouve point la trace.
C’est quand même plus que des suppositions. L’officiel, il n’y en a pas vraiment
Marc Dumas, pilote et historien de l’ABVM
Le pilote revient sur les raisons du drame
“L’appareil est piloté par l’aviateur Lafannechère, qui compte 5 500 heures de vol, accompagné du radio mécanicien Camille Suply, qui en compte 3 630”, décrit Marc Dumas dans sa vidéo d’archives. À bord, un passager suisse, le docteur Werner Spoeri, et un mécanicien d’Air France, Fernand Bloquet.
Le Farman a dépassé Belfort, et il se met à neiger. L’altimètre indique 581m, alors que le sommet de la colline d’Étobon est de 575m. Mais “deux des trois moteurs ne donnent pas suffisamment de puissance. Le choc est inévitable.”
Au village, on entend alors le fracas de l’appareil qui percute les arbres. Le corps du docteur suisse est découvert à proximité de l’aile de l’avion. Camille Suply, le télégraphiste, est également victime du choc. Le pilote, Gaston Lafannechère, a quant à lui survécu. Dans une lettre qu’il rédige en 1981, adressée à un habitant de la région d’Étobon qui s’intéresse à l’accident, il revient sur les raisons qui expliquent, selon lui, le drame.
Dans sa missive, Gaston Lafannechère explique assurer ce vol “que les autres pilotes avaient refusé”, sur un avion “qui montait mal et dont on ignorait la cause.” Fort préoccupé par l’équilibre du chargement, le pilote règle son altimètre à zéro, sans s’en entretenir avec le radio mécanicien : “j’ignorais que pendant que je surveillais chargement et malveillants, le radio avait réglé l’altimètre à 265 m, ce qui supprimait la marge de sécurité”.
Je devais voler le moins haut possible parce que l’avion, le temps bouché, le givrage avion et moteurs ne me permettraient pas plus
Gaston Lafannechère, pilote de l’avion
“Par malchance, poursuit-il, nous avons embouti exactement sur la ligne droite juste au-dessus de la cote de référence ; ce sont les arbres qui ont mis l’avion en morceaux, rassemblés en un tas de quelques mètres cubes. J’étais dessous."
Les gens d’Étobon montés sur les lieux nous ont cru tous morts ; ce n’est qu’après un certain temps qu’ils ont perçu des faibles gémissements sous l’avion ; ils m’ont dégagé, puis ont été chercher un matelas pour confectionner une civière de fortune et me transporter au village. Il faisait très froid.
Gaston Lafannechère, pilote de l’avion
Pour Marc Dumas, cette lettre, un des seuls éléments factuels d’une enquête jamais officialisée, met au jour les défaillances de la jeune compagnie. “Elle pointe un grave problème d'organisation dans les vols de la toute nouvelle Air France, dont les pilotes [...] avaient des méthodes de travail différentes, en particulier sur le réglage des altimètres.”
Le lendemain, jour de Toussaint, une foule se rend sur les lieux et se recueille, évoque Marc Dumas dans le film. Le directeur d’Air France et une délégation de l’aviation sont sur place pour rendre hommage aux deux morts. Une plaque sera apposée un an plus tard, forgée par Louis Girardot, un entrepreneur de Ronchamp en Haute-Saône.
Le pilote Gaston Lafannechère poursuivra sa carrière chez Air France, et publiera en 1940 un livret de “Conseils de pilotage et de navigation pratique.” Il terminera sa carrière comme sous-directeur en 1959. Le mécanicien rescapé, Fernand Bloquet, sera hospitalisé à Belfort jusqu’au 6 novembre 1933, avant de reprendre son travail, et de survoler de nouveau la colline d’Étobon.