"Une histoire fabuleuse et tombée dans l'oubli" : dans le Jura, 3000 bûcherons canadiens ont participé à l'effort de guerre dès 1917

En 1917, près de 3000 hommes ont débarqué du Canada pour exploiter le bois du Jura, nécessaire au renforcement des tranchées sur le front. Ils repartirent en 1919, et avec eux le souvenir de leur labeur. La maire de la commune de Supt, qui œuvre depuis 2018 pour leur rendre hommage, se voit aujourd'hui médaillée du mérite par le Canada pour son action mémorielle.

Le 16 janvier 1917, les voyageurs qui descendent du train à la gare de la Joux n'ont encore jamais vu le Jura. 5 officiers et 20 hommes arrivent au cœur de la forêt jurassienne. Ils arrivent du Canada, via l'Angleterre.

Leur rôle : construire les premiers abris et installer une arrivée d'eau afin de permettre d'exploiter la ressource stratégique que constitue le bois, en plein effort de guerre. En mars, ils sont rejoints par la 21ᵉ compagnie du Canadian Forestry Corps, composée de 170 hommes, puis la 22ᵉ compagnie, forte de chevaux et de véhicules. Et ainsi de suite.

 

Pourquoi Supt ? Il y avait une grande forêt, des arbres à exploiter et une gare pour exporter.

Evelyne Comte, maire de Supt (Jura)

En tout, près de 3000 Canadiens vont venir extraire les grumes du massif de la Joux, situé en partie sur la commune de Supt. La maire de ce village de 115 habitants, Evelyne Comte, connaît aujourd'hui l'histoire par cœur : "Au début de la guerre, on envoyait du bois depuis le Canada, pour étayer les tranchées, pour les voies de chemin de fer. À partir de 1916, c'était plus judicieux, on a envoyé des hommes."

"C'était une ruche, c'était faramineux"

C'est ainsi que près de 218 000 m3 de résineux seront envoyés au front, débités dans les cinq scieries construites en forêt de Joux par les Canadiens. Autour de la gare de la Joux sont construits un cinéma, une aumônerie, un centre de commandements avec ses officiers, un terrain de baseball, "c'était comme une cité", décrit Evelyne Comte.

Dans le Jura, pas de combat, mais des hivers très rigoureux. Certains meurent au travail, mais aussi de maladies. "C'étaient des conditions exécrables, rappelle Evelyne Comte. Il y avait des tentes, puis après des baraquements en bois, ils étaient dans la forêt toute la journée." "Un hôpital soignait les cas dans l'urgence et les transférait ensuite à Champagnole pour les cas les plus urgents", explique-t-elle.

Loin de leurs familles, loin de tout, ils travaillaient 6 jours et demi sur 7. C'était catastrophique, très spartiate. Il n'y a eu que 27 décès, quand on voit les conditions dans lesquelles ils ont travaillé...

Evelyne Comte, maire de Supt (Jura)

De toute cette activité, on peut tout juste apercevoir les vestiges de l'ancien four à pain, ainsi que le socle d'une des scieries, situés près de l'actuelle maison forestière du Chevreuil. De même, peu de témoignages illustrent aujourd'hui cette véritable garnison forestière. "Ces hommes restaient cantonnés dans la Joux, ils ne venaient pas dans les villages autour", assure Evelyne Comte.

Achevée en 1919 avec le départ de ces forçats, cette page canadienne de l'histoire du Jura tombe donc dans l'oubli. De ce considérable coup de main d'un pays allié, lié au Royaume-Uni -et donc à la France- par les accords du Commonwealth, il ne restait que peu de traces, exhumées voilà quelques années par Evelyne Comte.

De la stèle en souvenir des Canadiens ...

"Dans le cimetière, on a huit tombes de canadiens du corps forestier. Ça m'a interpellée. Il n'y avait plus guère de personne qui se souvenaient." Élue maire de Supt en 1995, elle s'est mise à faire des recherches. "J'ai regardé si on avait des archives, je me suis rendu compte qu'on n'avait rien." 18 tombes de Canadiens sont également recensées à Champagnole, et une à Censeau.

Déterminée à remonter le temps, Evelyne Comte va faire une découverte auprès de l'ONF, l'Office National des forêts : une étude existe sur le sujet. L'ouvrage en question, "Les Canadiens en forêt domaniale de la Joux", est un document de 14 pages signé d'un certain Pierre Barthet, qu'il présenta alors pour entrer à l'ONF. Un peu plus éclaircie sur la présence de ces tombes, Evelyne Comte entre en contact avec Charles Thévenin, historien à Champagnole. Ensemble, ils vont alors tout faire pour que les Canadiens de la Joux soient commémorés lors du centenaire de la fin de la Grande Guerre en 2018.

Ainsi, après deux ans de recherches, une stèle est dévoilée le 29 septembre 2018 par la maire de Supt, en présence des autorités et de l'Office National des Anciens Combattants. Sur la pierre, installée au cœur de la forêt, les noms des 27 hommes décédés à l'époque sont gravés, leur mission enfin commémorée.

Pour Evelyne Comte, c'était aussi l'occasion de mettre au jour un aspect plus sombre de l'histoire, un bataillon de construction de 600 hommes venu en appui pour exploiter la forêt. "Ce bataillon était composé d'hommes noirs. L'armée canadienne ne voulait pas leur donner d'armes, c'étaient des sous-hommes", dénonce aujourd'hui Evelyne Comte.

À lire sur ce sujet : Le destin tragique d'un soldat canadien noir battu à mort en France

Citoyens canadiens descendants d'esclaves, ils "faisaient les routes, les chemins d'accès, les tâches subalternes." Dissout en 1920, le bataillon ne fut jamais reconnu par la suite, selon la maire de Supt.

Le plus important avait donc été réalisé avec l'inauguration de la stèle et sa résonance médiatique : "C'est à partir de là que cette histoire a été connue." "Beaucoup d'habitants, même par là, ignoraient l'existence de cette histoire", se félicite-t-elle aujourd'hui.

... À l'hommage du Canada pour la commune de Supt

L'histoire franchit évidemment la frontière et Radio Canada s'en fait l'écho. En 2019, la maire de Supt est même contactée par l'armée canadienne qui envoie une délégation sur place. Fière, Evelyne Comte se dit ravie d'avoir "mis en lumière" cette page de l'histoire "avant que le Canada [en] reconnaisse l'existence."

Inspiré par l'action de la petite commune jurassienne, l'État canadien organise en juillet 2022 une "grande cérémonie de repentance, sous la présidence de M. Trudeau", se remémore Evelyne Comte. Une cérémonie à laquelle la maire est bien sûr invitée.

C'est quelque chose qui m'a passionnée. Mon rêve serait d'arriver à faire dans la forêt de la Joux un lieu qui nous permette de mettre en exposition les documents que nous avons.

Evelyne Comte, maire de Supt (Jura)

Mais le meilleur arrive en août dernier : "J'ai eu la surprise d'être contactée par la grande chancellerie du Canada, pour me dire que j'étais attributaire de la médaille pour service méritoire, une des plus hautes distinctions civiles au Canada." Une distinction remise le 31 août 2024 à Paris. "J'ai été assez ébahie, très surprise et très honorée." "L'hommage rendu à la commune de Supt était assez extraordinaire", se souvient-elle. "Ça a été quelque chose de très surprenant, je l'ai prise avec beaucoup de fierté, j'espère faire honneur au Canada avec la réception de cet hommage."

À 78 ans, Evelyne Comte met encore toute son énergie pour faire revivre les Canadiens de la Joux. Si elle admet que "la fonction de maire est très compliquée aujourd'hui", l'édile souhaite que ce pan du passé "ne tombe pas dans l'oubli." Alors, elle poursuit ses démarches pour "mettre tout ça à disposition du plus grand nombre."

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