Bien plus qu’une petite gare de province, Migennes était au carrefour de la France des voies ferrées, un cœur battant de la résistance, un condensé de toute l’aventure ferroviaire française et de la communauté cheminote.
Simone, la voix de la SNCF annonce l’arrivée du TER en gare de Laroche-Migennes, dans l’Yonne.
Sur le quai, la plupart des voyageurs ignorent que cette gare quasi déserte fut une plaque tournante du chemin de fer.
La gare était un immense dépôt ferroviaire du temps du train à vapeur, des "Seigneurs du rail", quand Laroche-Migennes était une étape incontournable sur le chemin de la Méditerranée.
Laroche-Migennes, une ville née du train
Laroche et Migennes sont en fait deux communes contiguës. La gare se situe sur le territoire de Migennes, à côté du canal de Bourgogne, construit au début du 19e siècle.
En 1830 les premières voies françaises entrent en fonction et le réseau ferré s’étend très vite. Pour les ingénieurs de l’époque, le train doit suivre les voies de navigation fluviale.
Le port de Laroche-Migennes se trouve au cœur de cette voie qui approvisionne Paris en bois de chauffage. Situé à mi-chemin entre Paris et Dijon, la ville est idéalement placée pour permettre le ravitaillement en eau et en charbon des locomotives à vapeur.
C’est donc à cet endroit stratégique que s’installe la compagnie P.L.M (Paris-Lyon-Méditerranée), et les premiers employés de la société sont issus du monde agricole alentour.
A l’époque l’attrait de la terre n’était pas suffisamment intéressant pour tout le monde, donc certains sont parti dans le monde cheminot
La cité P.L.M de Migennes, cité des cheminots
Le premier dépôt ferroviaire ouvre le 1er avril 1880 et devient rapidement très important avec 230 machines à vapeur et 2500 habitants.
La société P.L.M emploie beaucoup de personnel, des cheminots qu’il faut nourrir et loger.
C’est à Migennes que la compagnie installe ses premières cités de cheminots, autour du dépôt.
Les maisons sont composées de quatre appartements indépendants sur deux niveaux avec des entrées indépendantes.
Il n’y avait que 2 pièces, pas de salle de bain…l’ennui c’est que les wc étaient au bout du balcon, c’était charmant l’hiver !
L’idéologie de la grande famille cheminote
La Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée (P.L.M) invente l’idéologie de la grande famille cheminote.
Patron, homme d’équipe, lampiste au coude à coude, le même challenge : tirer des trains à l’heure et en toute sécurité
Tout est organisé dans la cité P.L.M, de la naissance au décès.
La compagnie fait appel aux sœurs de Saint-Vincent-de-Paul qui vont diriger un "centre d’œuvres sociales" et les enfants des cheminots sont scolarisés au sein de la cité.
Au final le nourrisson est dès lors programmé pour devenir apprenti au dépôt puis un grand mécanicien, une gueule noire de la traction « made in PLM city »
L’église catholique, pilier des cités
Pendant près d’un siècle, dans les cités, l’église catholique s’impose comme un pilier de la société cheminote.
Si les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul s’occupent de l’éducation des enfants et soignent les malades, un curé laisse sa trace à Migennes : l’abbé Magne. Arrivé en 1910, l’ecclésiastique fait construire une basilique consacrée aux cheminots. Cet édifice n’a jamais été terminé faute de trouver les fonds nécessaires, et de ce fait, l’apside reste absente.
Erigée à la gloire du Christ-Roi, cette église est orientée au nord afin que les voyageurs voient cette immense statue en façade depuis les quais de la gare.
Le statut de cheminot
Ce statut particulier date de la période de la vapeur.
Dès le début du rail, les compagnies privées comme P.L.M font de leurs employés des travailleurs « à part ». En effet, les métiers de mécaniciens, de chauffeurs… ne s’apprennent pas dans des écoles, mais « sur le tas ».
L’apprentissage, long et coûteux, se fait sur place et les compagnies n’ont aucune envie de perdre ensuite leurs employés.
Jean Bican, ancien conducteur de locomotives à vapeur témoigne :
Je suis rentré à la SNCF en passant l’examen pour les apprentis, après je suis passé à l’atelier…. La vapeur, il fallait déjà apprendre à la faire, à la produire.
Très vite, les compagnies instaurent la garantie de l’emploi, puis donnent aux cheminots un statut de quasi fonctionnaire afin de s’assurer l’attachement de leurs employés à vie.
Viennent ensuite une sécurité sociale avant l’heure et même une retraite.
C’est un faux cadeau !
En effet, le métier de cheminot est un métier d’usure et les employés ne vivent pas très vieux. Leur espérance de vie à l’époque se situe entre 55 et 60 ans.
Naissance de la SNCF
Après le Front Populaire, la semaine de travail passe de 48 à 40 heures.
Les compagnies font face à des pertes colossales dues au coût social de la main d’œuvre. Elles doivent embaucher 20% de mécaniciens en plus et continuer d’assurer les primes des mécaniciens et des chauffeurs… Impossible pour elles de faire face au moment où la concurrence routière fait son entrée avec les autocars et les camions.
Le 31 août 1937 l’Etat et les compagnies privées du ferroviaire créent la SNCF (Société Nationale des Chemins de Fer).
Migennes, centre d’un grand réseau de résistance
En juin 1940, la France est vaincue et le 21 juin l’armistice est signée. Hitler fait main basse sur un pays qui possède le meilleur réseau ferroviaire au monde.
Migennes se trouve en zone occupée, le dépôt et la gare sont réquisitionnés. La ville devient alors un front de bataille du rail.
La solidarité cheminote joue à fond et les réseaux s’organisent dans les cités.
En 1942, les cheminots, communistes pour la plupart, entrent en résistance. Ils sabotent les locomotives, le matériel d’entretien, les ponts et les rails.
A Migennes, un nom émerge de cette bataille : Louis Riglet, un spécialiste des explosifs. Le 25 août 1943, il sabote 18 machines à vapeur.
Avec ses camarades ils ont dévissé les rails, déboulonné les tire-fonds… et ils ont prévenu le conducteur et chauffeur. Les gars savaient qu’à tel endroit ça allait dérailler…ils ont sauté en marche !
Louis Riglet est arrêté en 1944. Il est conduit à la prison d’Auxerre où il est torturé à mort par les nazis.
Les rues de la cité cheminote portent désormais les noms des combattants de l’ombre tombés dans la bataille du rail.
Migennes, ville meurtrie
En juin 1944, la France est libérée et la ville de Migennes devient une cible.
Le mois suivant, 127 bombardiers décollent du Royaume-Uni avec pour mission de couper toutes les voies ferrées et les routes afin de neutraliser les renforts allemands vers la Normandie. Ils bombardent le dépôt de Migennes, sa gare et ses locomotives.
Ça a duré 3 minutes le bombardement… mais il en a dégringolé un paquet !
La quasi-totalité de la ville est détruite laissant 6 000 sans-abris.
Les dégâts sont importants dans la cité cheminote où il n’y a plus d’eau ni électricité. Le dépôt n’est plus d’un tas de gravats.
A la Libération, le monde cheminot de Migennes est durement touché avec des résistants fusillés ou déportés.
Des cheminots aux agents SNCF
Au début des années 1950, le réseau dans la région connait une grande révolution : l’électrification des lignes.
Elle bouleverse le monde du rail : plus besoin de charbon ni d’eau, le métier de chauffeur disparait et le conducteur se retrouve seul dans sa machine.
Plus le train va vite, plus Migennes se meurt. La ville a grandi car elle était une étape essentielle sur la route des locomotives à vapeur. Désormais, les reines de l’électricité n’ont plus besoin d’elle.
Pour les cheminots, le mythe de la vapeur qui avait constitué leur société s’effondre. Le personnage du "Seigneur du rail" n’existe plus et le monde cheminot se fissure.
Etre cheminot, ce n'est pas être un employé comme les autres, c'est avoir une légende avec soi.
Il n’y avait plus cette camaraderie qu’il y avait à la vapeur.
Aujourd’hui la cité P..LM, devenue propriété de la SNCF, continue à vivre au rythme des trains.
L’ancien dépôt des locomotives à vapeur n’est plus qu’une coquille vide.
Dans les années 1930 Migennes abritait 230 machines à vapeur et employait 1500 cheminots.
Aujourd’hui, ils sont moins de 500 employés.
Ce n’est plus une entreprise un peu paternaliste où le compagnonnage était roi, où on vivait en autarcie.
Si le train a fait la richesse de la ville, la modernité a bien failli la ruiner. Actuellement, le taux de chômage à Migennes avoisine les 24%, soit deux fois la moyenne nationale.
► Voir un extrait du documentaire
"Laroche-Migennes 52 minutes d’arrêt", un film de Xavier-Marie Bonnot
Coproduction France Télévisions, Callysta Productions, Les films Grain de Sable