La Bretagne serait-elle une région si particulière qu’il existerait un « modèle breton », politique, économique, social? Bonnets rouges, ancrage inattendu du Front national, reconversion du « modèle agricole breton »… des clichés ?
L'idée s’est ancrée dans la presse, les tribunes politiques et les universités : la Bretagne serait singulière. Ici, les particularités régionales rendraient inefficaces les grilles d'analyses ordinaires et, par la force des choses, on ne pourrait comprendre la Bretagne qu'à travers une notion taillée sur mesure, celle du « modèle breton ».L'expression circule depuis les années 1990, et c'est à un géographe, Corentin Canevet, que l'on doit un premier ouvrage intitulé Le modèle agricole breton. Il y décrit quarante années d'après-guerre tournées autour de quelques notions clés : rationalisation, modernisation, productivisme. Les talus sont rasés, les champs agrandis, le machinisme éclôt et la production décuple sous l’effet d’un nouveau mode d’exploitation intensif.
En 1994, l'économiste Michel Phlipponneau envisage, lui, un Modèle industriel breton. La Bretagne s’appuierait sur un maillage de petites entreprises, fortifié par le développement de quatre industries fortes : automobile, navale, électronique et bien sûr agro-alimentaire. Seulement cette fois, il ne s'agit plus de décrire mais de prescrire, de guider des choix de politique régionale. Le « modèle » ne désigne plus uniquement ce que la Bretagne est, mais aussi ce qu'elle devrait être.
Roman régional
Cette oscillation entre description et prescription séduit. L'historien Michel Denis affirme par exemple l'existence d'un « modèle politique breton », puis d'un « modèle identitaire breton », qu’il brandit contre le jacobinisme de l’État central. Un pied dans l'université ou dans la presse et l'autre dans un régionalisme plus ou moins affirmé, nombre d’intellectuels apportent, bon an mal an, leur contribution à cette idée d'une Bretagne hors-norme. Le « modèle breton » se transforme ainsi parfois en composante d’un roman régional et raconte la Bretagne contemporaine, à travers une poignée d’évènements choisis pour leur caractère fédérateur.Au commencement était ainsi le CELIB, le Comité d’Étude et de Liaison des Intérêts Bretons, qui associe en réseau, à partir de 1950, des élus de tous bords pour arracher à l’État les moyens nécessaires à la modernisation économique de la Bretagne. Après 1978, les communes du littoral s’unissent face à l’industrie pétrolière internationale, suite au naufrage de l’Amoco Cadiz. En 1980, militants et élus bretons manifestent ensemble à Plogoff contre un projet de centrale nucléaire et cristallisent l’idée d’une contestation sociale à la bretonne.
Les événements, triés sur le volet, exaltent une Bretagne débrouillarde et louent ses propres héros. Comme Alexis Gourvennec ou Edouard Leclerc qui, au cours des années 1950-1960, révolutionnent agriculture et grande distribution, pendant que René Pleven, élu des Côtes-du-Nord, défend les intérêts bretons à Paris, depuis son siège au conseil des ministres. Ajoutant une touche mythologique à ce grand récit, le journaliste Yannick Le Bourdennec conte en 1996 le Miracle breton : « cette formidable épopée n'avait pas été suffisamment relatée ». Le « modèle breton » prend alors le risque d’une « identité bretonne ». Il crée une communauté, celle « des Bretons » : travailleurs, solidaires, bigots supposés, contestataires mais hostiles aux extrêmes, etc.
Notion glissante, approche prudente
Autant dire qu’aborder le « modèle breton » n’est pas sans risque. D’un thème aussi vaste, nous avons choisi de sonder quelques traits les plus saillants, d’investir certains sujets les plus empreints de cette idée de particularité bretonne. Et, malgré l’ambiguïté des discours, il a fallu faire attention à ne pas opposer grossièrement mots et réalité. Le « modèle politique breton » renvoie par exemple à une histoire électorale incontestable : solidité d’un bloc central et faiblesse des extrêmes. Pourtant, les percées frontistes aux dernières élections invitent bel et bien à revoir ces certitudes.L’avenir agricole s’assombrit lui aussi, menacé d’un voile de pollution, alors que l’industrie bretonne est prise de torpeur. À quel point les futurs agriculteurs sont-ils convaincus par la mise en oeuvre de ce productivisme agro-alimentaire, si dénoncé ? Aussi, des mécanismes de défense se sont mis en place pour protéger les intérêts du monde agricole et industriel. Quels sont ces réseaux économiques et institutionnels héritiers du CELIB ? La relève serait-elle dans ce que la journaliste Clarisse Lucas nomme le « lobby breton » qui porte, jusqu’à Bruxelles, économie régionale et marketing territorial ? La production bretonne devient une marque de fabrique, fruit de Bretons solidaires.
Argument majeur de cette conception coopérative du Breton, le tissu associatif de la région, dense et dynamique, attire l’attention. Longtemps bercé par le catholicisme social, de quelles valeurs se nourrit-il aujourd’hui ? Parallèlement, le goût pour la contestation sociale, volontiers conflictuelle, fait lui aussi partie des perceptions fantasmées de la Bretagne. Le Breton ne semble jamais réticent à se faire entendre, et avec la manière. Son drapeau, le Gwenn ha Du, l’accompagne, d’une manière quasi systématique depuis les années 1980, chaque fois qu’il bat le pavé. Que dire de ce sentiment identitaire controversé ?
La liste de ces questions pourrait encore s’allonger. Arrêtons-nous sur celles-ci pour le moment afin, petit à petit, de reconstituer la silhouette mosaïque du « modèle breton ».