Avant que le temps ne fasse son œuvre, des particuliers souhaitent conserver des souvenirs de la vie de leurs proches. Ils peuvent faire appel à des collecteurs de mémoire. C'est le métier des collecteurs de mémoire. A la fois biographes et écrivains, ils écoutent l'histoire des anciens pour les transmettre à leurs enfants et aux futures générations.
"Ça a une valeur finalement, ma vie est dans un livre", voici l'un des commentaires d'un ancien quand Jérôme Lucas lui remet l'ouvrage retraçant leurs entretiens. Une vraie récompense pour ce Costarmoricain qui a fait métier de collecter la mémoire des gens. Majoritairement, c'est à la demande des descendants que parents ou grands-parents acceptent de se confier à ces passeurs d’histoire. "Beaucoup sont conscients qu'il est important de transmettre. Il y a une frustration une fois qu'il est trop tard." Jérôme Lucas a longtemps travaillé dans des EHPAD, avec des résidents souvent isolés. "Il y a un bénéfice psychologique pour eux à raconter leurs souvenirs. Beaucoup de soignants m'ont dit que certains témoignages recueillis entre deux soins étaient de vrais trésors."
Confidences dans la cuisine
Il faut d'abord établir un rapport de confiance. C'est pourquoi Jérôme se déplace toujours chez son interlocuteur. C'est souvent autour d'un café, dans la cuisine, que les langues se délient. Avec son enregistreur, l'écrivain devient une oreille attentive et extérieure à la famille. "C'est souvent un déclencheur pour que la parole se libère. On se donne du temps, il y a plusieurs visites, je transcris et je soumets toujours mon texte à la relecture, je demande souvent des précisions."
Il faut que le courant passe, que ce soit un moment de plaisir et là, les gens se dévoilent, même sur des événements intimes.
Jérôme LucasCollecteur de mémoire
Parfois, c'est la première fois que les interviewés évoquent un événement. "Je ne suis pas thérapeute, mais je me souviens d'un ancien de la guerre d'Algérie qui avait assisté à une scène horrible durant le conflit et ne s'en était jamais confié", se rappelle-t-il.
Ça m'a fait du bien d'en parler, je ne l'avais jamais dit à personne.
Un interviewé, ancien combattant
"C'est gratifiant pour moi, des liens s'établissent, mais il faut toujours être bienveillant. Il faut être un peu psychologue et parfois, il y a beaucoup d'émotion. C'était d'ailleurs ma grande inquiétude, comment pourrais-je gérer ces moments-là ? Je suis respectueux de la personne, quand c'est trop douloureux on fait des pauses. Comme le jour où cet ancien s'est mis à pleurer en évoquant cet épisode durant la guerre de 39-45, où il fut pris dans une rafle contre les jeunes qui voulaient fuir le STO (Service du Travail Obligatoire) et échappa de peu au peloton d'exécution", évoque Jérôme.
Les petites histoires de la Grande Histoire
Les témoignages sont souvent des moments forts mais ils sont avant tout des éléments qui s'imbriquent dans la Grande Histoire. À travers le récit chronologique de toutes ces existences, on peut percevoir toute une époque, son évolution, ses transformations. Ce sont des récits pleins d'enseignements pour les familles mais aussi pour l'histoire du patrimoine local, comme une mémoire du territoire.
Depuis que j'ai fait ce livre, mes petits-enfants me posent des questions. Leur regard sur moi a changé.
Un ancien interviewé
Jérôme se souvient de ce jeune homme qui vit en Angleterre, loin de sa grand-mère bretonne. Il a eu envie de connaître sa vie, faute d'être auprès d'elle. Souvent, les liens intergénérationnels se renouent ou se renforcent après la parution de la biographie au sein de la famille, conclut Jérôme qui a créé sa maison d'édition "Éditions Récits".
Écouter pour transmettre
Certains font la démarche par eux-mêmes. Charles Lemercier a voulu conserver l'histoire de sa grand-mère maternelle, Marie-France, 75 printemps et une longue vie à Gennes-sur-Seiche, près de Vitré en Ille-et-Vilaine. "J'avais commencé à écrire des anecdotes mais je n'arrivais pas à me souvenir de tout ce que me racontait ma grand-mère ! Alors, de 2016 à 2023, j'ai enregistré nos discussions et j'en ai fait une compilation de 40 minutes. C'était bien d'enregistrer car sur la bande-son on entend sa voix, son ton, on perçoit ses mimiques et puis il y a le bruit d'un placard qui s'ouvre quand elle me prépare un café, ou celui des oiseaux par la fenêtre, c'est plus vivant !" souligne Charles.
La vie c'est comme ça ! Une génération philosophe
Un père ouvrier agricole, une famille de cinq enfants, tout le monde dans la même pièce pour dormir... Marie-France rentrera ensuite à l'usine, travaillera en faisant le ménage, tout en s'occupant de ses quatre enfants. Une vie bien ordinaire pourrait-on dire, dans un milieu rural d'après-guerre. Mais c'est ce qui fait l'admiration de son petit-fils.
Elle a fait face à beaucoup de difficultés toute sa vie, travaillé jeune, mais elle ne se plaint jamais.
Charles LemercierPetit-fils de Marie-France
"La vie c'est comme ça", commente la vieille dame, avec son bon sens paysan. Elle ne se dit pas pauvre, mais a dû vivre dans la sobriété, avec la solidarité des gens de la campagne. "Elle est tellement résiliente" explique Charles. "C'est une époque que je n'ai pas connue au cours de laquelle il y a eu tellement de changements. À travers son témoignage, il y a une émotion universelle. Bien sûr, cet enregistrement a rendu ces deux-là encore plus complices. "Elle a souvent rigolé en racontant des anecdotes."
Et quand le petit-fils a fait écouter l'enregistrement à Marie-France, toute en pudeur, elle a juste dit "c'est beau ton truc!" Pas du genre à s'épancher notre aïeule, mais Charles a bien senti qu'elle était chamboulée qu'on se soit penché sur sa vie. Et comme à chaque visite, elle a partagé avec lui, gâteaux et café : leur rituel.