Quelques mois avant la crise du coronavirus, Eric Chevet, professeur de philosophie au Lycée Descartes de Rennes a publié un essai sur le déni de mort dans nos sociétés occidentales. Selon lui, la pandémie n'a pas amélioré notre rapport à la mort. Au contraire. Rencontre.
Que révèle cette crise du Covid-19 sur notre façon d'aborder la mort ?
Dans nos sociétés, la mort occupe continuellement les fictions. Elle est omniprésente dans l'espace médiatique. Une mort imaginaire.
Paradoxalement, la relation vivante et directe à la mort tend à disparaître. Depuis les années 80, on délègue la fin de vie à des professionnel(le)s.
L'attention consacrée aux mourants, les rituels funéraires, le temps du deuil n'ont cessé de régresser.
Il est presque devenu choquant de dire qu'il est naturel de mourir. Nous avons évacué la mort de nos vies ordinaires.
La crise sanitaire a amplifié à l'extrême cette tendance. Elle a accentué la solitude des mourants et celle de leurs proches.
Comment la sécurité s’est imposée comme une injonction incontestable ?
Notre obsession, c’est la santé, le traitement de la maladie, la médecine.
La tendance sécuritaire et répressive est apparue tout de suite. Comme si l’impératif de santé devait l’emporter sur tous les autres. La question du risque de mort qui était l’enjeu véritable est passée à la trappe.
Il y a pourtant un équilibre à trouver entre l’acceptation du risque de mort et la préservation de la santé.
L’hiver dernier, j’ai appris que le gouvernement chinois utilisait des drones pour surveiller la population, mettait en place des applications de traçage sur smartphone et imposait des mesures de confinement strict sans possibilité de faire des courses.
J’ai pensé "Jamais quelque chose de cette nature ne pourrait arriver en France. Dans un système démocratique ".
Or quelques mois plus tard, on a basculé dans la même logique sécuritaire. Tout le monde a accepté très facilement cette privation de liberté.
Parce que l’on s’est habitué depuis des années à des mesures coercitives, on a intégré des messages sécuritaires de plus en plus contraignants. La crise a révélé cette dérive liberticide. Mais n’a pas permis de recentrer la discussion autour de la mort.
« La culture de la sécurité l’a emporté sur la culture de la liberté »
Sur les frontons des mairies, on peut lire « Liberté, Egalité, Fraternité ». Il n’est inscrit nulle part « Santé » ou « Sécurité » dans la devise républicaine.
Des mesures de restriction des libertés provisoires, ça peut se comprendre. Mais on ne sait pas jusqu’à quand elles vont durer. Pour les personnes âgées isolées, les handicapés mentaux, les enfants, toutes les personnes vulnérables, c’est de la maltraitance psychologique. Des gens vont peut-être mourir de chagrin, de solitude.
La mère de l’un de mes amis est en Ehpad. Il lui est interdit de voir son fils, même à travers une vitre. Ca me parait délirant, on a poussé trop loin le bouchon sécuritaire au nom de la santé.
Il y a peu, l’écrivain et juriste François Sureau, dans un "tract", publié chez Gallimard, "Sans la liberté", se désespérait de voir que la société française avait commencé à s’habituer à une lente dérive vers le "tout répressif ".
Qu’aurait-il à nous dire au sujet de l’état-d’urgence actuel et de la "guerre sanitaire "?
Bien entendu, il est absolument nécessaire de lutter contre l’épidémie. Mais tous les arguments sont-ils bons pour cela et tous les moyens employés sont-ils justes pour atteindre ce but ?
Toute servitude acceptée, même si elle se trouve justifiée par un "biopouvoir ", comporte ainsi son risque de dérive : tout état d’exception n’est-il pas une menace pour le droit ordinaire?