Ecrivains, artistes, scientifiques bretons, ces "grands témoins" nous racontent ce que la pandémie a changé et comment ils envisagent le monde d'après. Pour la romancière lorientaise, Irène Frain, nous allons devoir apprendre à vivre avec l'imprévisible.
Comment avez-vous vécu le confinement?
Après plus de 55 jours de confinement, on manque d'horizon. Avec mon mari, nous marchons tous les matins dans la limite du kilomètre autorisé. Nous essayons de trouver des buts de promenade différents dans notre quartier de Montparnasse. La circulation a repris et l'on s'inquiète pour les prochains jours parce que l'on sait que le coronavirus aime les particules fines.
Pendant les trois premières semaines je me suis concentrée sur le manuscrit de mon dernier livre que je devais rendre. Mon éditeur l'a retenu pour la prochaine rentrée littéraire. J'étais tellement immergée dans ce travail que j'étais dans un autre monde. J'ai même perdu quatre kilos!
On m'a proposé de tenir un journal de confinement mais j'ai refusé. Je trouve indécent de se mettre ainsi en avant alors que tant de gens ont souffert et souffrent encore. Sous pretexte que je suis écrivain, j'aurais des choses intéressantes à raconter. Mais je suis comme tout le monde confinée dans mon appartement et je m'efforce de vivre le mieux possible au jour le jour.
A chaque jour suffit sa peine dit-on mais il faut aussi son lot de petits plaisirs! Je fais beaucoup de cuisine, j'adore ça. Je suis une ménagère de plus de 60 ans, donc je ne boxe pas dans la catégorie gastronomique. Je fais des choses saines et simples. Une petite soupe de fraises de Plougastel avec des oranges et de la menthe par exemple puisque j'ai le temps. J'ai aussi amélioré ma recette de soufflé au fromage.
Il faut tenir et se tenir. J'essaie de trouver des petits moments pour moi, prendre soin de mon apparence. Ça n'a l'air de rien mais avant cet entretien téléphonique, je me suis coiffée, j'ai mis du parfum. Cela aide à conserver un peu de confiance en soi. Et puis tous les matins, j'écoute de la musique. Et j'évite les informations en boucle car ça devient anxiogène. Nous nous sommes beaucoup inquiétés pour notre fille qui habite en Californie et nos petits-enfants dont l'un réside à New York.
Est-on au seuil d'une transformation de nos vies? A quoi ressemblera le monde d'après ?
Le mythe de la toute-puissance a été ébranlé. L'enjeu du monde d'après, c'est l'humilité. On a rédecouvert que nous étions vulnérables, que nous ne savions pas tout. Les connaissances sur l'épidémie évoluent tous les jours. Nous allons devoir apprendre à vivre avec l'imprévisible.
On va devoir affronter un choc économique dont je n'ai même pas idée. Certains me disent: "Ce n'est quand même pas la guerre de 40!". Certes, ce n'est pas la guerre de 1940, c'est juste la crise 1929!
C'est toute la vie qui est à repenser avec l'éternelle équation entre écologie et économie. Bien sûr que ça s'impose mais est-ce que ça s'imposera? C'est un travail de longue haleine or l'horloge tourne, à toute vitesse. Peut-être allons-nous nous habituer à vivre autrement, à prendre l'avion moins souvent par exemple puisque l'on connait les effets négatifs du transport aérien sur le climat. Mais ces arguments ne risquent-ils pas de ne convaincre que ceux qui le sont déjà? Comment partager ces idées avec des gens qui sont privés de tout et noyés sous des publicités? Il y a beaucoup d'utopie la-dedans.
Il va falloir lutter contre le "Y a qu'à, faut qu'on", contre les 65 millions d'épidémiologistes qu'il y a en France comme il y a eu 65 millions de selectionneurs au moment de la Coupe du Monde de football. C'est la première chose qu'il faut faire entrer dans la tête des gens. Bien sûr que la situation appelle un grand débat d'idées mais après, que fait-on? Il faudra des expérimentations et ça prend du temps. Or nous voulons des résultats tout de suite.
Et puis il y a le complotisme qui est très grave, véritable cancer de l'esprit qui va commencer à fleurir. Des gens qui sont persuadés que tout cela est organisé, que le virus a été crée dans un laboratoire pour nous détruire. Comment fait-on avec ça?
Heureusement, il y a des raisons d'espérer et de croire qu'un monde différent est possible. Je constate beaucoup d'inventivité et de combativité. Il y a par exemple ces scientifiques dans le monde entier qui passent des nuits entières sur des montagnes de Data pour trouver des traitements, des solutions. Ou encore ces jeunes start up qui ont imaginé des respirateurs pour sauver des vies. Ça, ça donne confiance en l'humanité.
Pour moi, cette pandémie c'est l'occasion de tester de nouvelles solutions mais je ne me fais pas d'illusions sur la générosité de la nature humaine. Ce que je souhaite c'est un monde créatif, plus tolérant, plus respectueux. Mais je ne veux pas tenir un discours naïf parce que je sais que ce ne sera pas comme ça.
Cette crise met-elle en lumière la question des inégalités et des solidarités?
Cette expérience du confinement est une façon de confronter l'humanité à sa fragilité et à sa mortalité. On combat un ennemi invisible qui nous frappe de manière injuste. Les populations les plus démunies sont plus exposées à la maladie à double titre: du point de vue économique et sanitaire. Les conséquences de la maladie sont beaucoup plus lourdes quand on se nourrit mal et que l'on est déjà victime de la malbouffe avec des pathologies associées, diabète ou surpoids.
Les inégalités vont aussi peser lors du déconfinement. On le sait, la contamination se fait à l'intérieur des familles. Si les parents sont contraints de prendre les transports en commun pour aller travailler, ils prennent des risques supplémentaires. Il est certain que les statistiques du nombre de cas recouperont celles des inégalités sociales. L'épidémie actuelle risque d'aggraver la situation des classes les plus défavorisées.
Le côté positif c'est que durant cette crise, on a assisté à de grands élans de solidarité. Il y a eu des gestes extraordinaires. Je pense aux outils informatiques, aux tablettes que l'on a apportés dans les Ehpad pour que nos aînés puissent échanger quelques instants avec leurs proches dont ils sont privés. Tous ces masques qui ont été fabriqués et distribués, toutes ces paroles de réconfort, les circuits courts qui se sont mis en place. Tout ça va rester. Ça nous rappelle que nous ne sommes que les maillons d'une chaîne.
Après cette période de confinement, comment penser la relation aux autres? Quel sera l'impact des gestes barrières et de distanciation sociale?
Il m'arrive d'avoir un sursaut quand je regarde un film et que je vois les gens s'embrasser. Ça c'était le monde d'avant. Pour des jeunes qui entament une relation amoureuse, ça va peut-être être compliqué. Sur quel type de support va-t-on se rencontrer?
La réalité est toujours double. Au travail, cela peut exacerber les conflits, les égoïsmes mais aussi renforcer les solidarités, le respect. Dans un contexte de crise économique avec le chômage que cela va entraîner, on peut avoir un réflexe du chacun pour soi. Le grand enjeu c'est la maîtrise des frustrations et des violences que peut engendrer la misère sociale. Il faut s'y attendre.
Ce qui m'a sidérée c'est le déni de certains. Je trouve qu'en cette période où l'on parle tellement de masques, et bien les masques sont tombés. Il y a des gens que l'on croyait très rationnels et qui révèlent des natures effrayantes. J'ai un voisin, très cultivé, engagé, qui empoigne les portes à pleines mains. Et quand je lui ai dit: "Mais vous n'avez pas peur? ", il me répond: " Tout ça c'est de l'hystérie". Mais le problème c'est que si cette personne est contaminée, elle devient contaminante. J'ai été assez étonnée de constater l'absence de la prise en compte de l'autre dans des milieux prétendument intellectuels.
Je pense qu'on a été collectivement arrogant face à cette épidémie. Ce n'est pas de la science fiction, c'est le déni du réel. Il suffisait d'avoir traversé plusieurs aéroports asiatiques en début d'année pour en avoir conscience.
Qu'est ce qui vous a le plus manqué? Quelle sera votre priorité lors du déconfinement?
Je suis très basique. Je vais essayer d'aller rapidement chez le coiffeur. Et j'espère pouvoir retourner en Bretagne, dans la région de Lorient où je suis née. Pour l'instant, on ne peut pas dépasser les 100 km autour de notre domicile. On va donc patienter et se contenter de petites choses, de petits plaisirs quotidiens. Nous, les plus de 65 ans, on nous demande d'être prudents. A juste titre. Les modèles mathématiques ne semblent pas rassurants sur le risque d'une seconde vague. Personne ne sait très bien ce qui va se passer alors restons humbles!