Pour Youen Durand, le coquillage fut tout un art. Pendant près de 50 ans, ce Bigouden de Lesconil a composé des tableaux à l'aide des coquillages que lui rapportaient les marins-pêcheurs. Ses oeuvres sont actuellement exposées à L'Hôpital-Camfrout, dans le Finistère.
Les tableaux n'avaient jamais quitté le sud du Pays Bigouden. En tout cas, pas pour une exposition dédiée. Et puis, il y a eu cette rencontre entre Colette Gohel et l'oeuvre de Youen Durand, à l'été 2020. L'adjointe en charge de la culture à L'Hôpital-Camfrout, commune située à quelques encablures de Brest, se rend à Plobannalec-Lesconil, la terre natale de l'artiste.
Chaque année, depuis six ans, l'association "Les amis de Youen Durand" y expose les productions singulières de cet homme : des tableaux de coquillages. "Je me suis dit : 'il faut montrer ça', relate l'élue. Je n'en revenais pas de ce que j'avais sous les yeux. C'est une oeuvre magistrale, celle d'un homme autodidacte, qui n'a jamais fait d'école d'art, une oeuvre à la fois réaliste et naïve".
Des tableaux oubliés dans un local à vélo
Une dizaine de tableaux a rejoint les cimaises de la salle d'exposition de L'Hôpital-Camfrout. Ils sont présentés au public jusqu'au 8 août. Dans le livre d'or, posé à l'entrée, les visiteurs sont unanimes : le travail de Youen Durand intrigue autant qu'il laisse chacun un peu baba !
"L'art du coquillage est souvent considéré comme quelque chose de kitsch, de superficiel, note Maurice Coton, le président des "Amis de Youen Durand", mais regardez ce sens du détail, ces nuances ! Il triait les coquillages par genre et par couleur et les rangeait dans de grands bocaux. Toutes les couleurs sont naturelles. Il collait les coquillages sur du carton mâché préalablement dessiné et parvenait à créer ses tableaux en relief, aussi proches de la sculpture que de la peinture".
A sa mort, en 2005, Youen Durand lègue ses tableaux à la mairie de Lesconil. Ils sont entreposés puis oubliés dans un local à vélo. Bien cachés sous des couvertures. Jusqu'au jour où, Marie-Christine Durand tombe sur le trésor délaissé et littéralement à genoux devant "la beauté de ce travail".
Elle a deux points communs avec Youen Durand : le patronyme et la confection d'objets en coquillages. "Nous n'avons aucun lien familial. Mais il n'y a pas de hasard si ma route a croisé la sienne" sourit-elle. Elle envoie des photos des tableaux à Laurent Danchin, critique d'art spécialiste de l'art brut. "Il m'a répondu qu'il avait entendu parler de ces tableaux et qu'il était bien content que quelqu'un le ait retrouvés".
"120 kilos de coquillages par tableau"
Marie-Christine pousse ses recherches plus loin et décide d'écrire un livre, à compte d'auteur, sur la vie et l'oeuvre de Youen Durand. Elle rencontre ses amis les plus proches, se nourrit de leurs souvenirs. Et, de fil en aiguille, l'association "Les amis de Youen Durand" voit le jour en 2013.
Si la Seconde guerre mondiale l'a empêché de terminer ses études d'architecte, elle n'a pas éteint chez lui son envie de créer. Youen Durand devient tailleur de vêtements à domicile. La concurrence du prêt-à-porter scelle le sort de ce Bigouden dans les années 50. Il est alors embauché à l'ancienne criée de Lesconil comme vendeur à la voix.
Puis, un beau jour de 1958, il entame la fabrication de ses premières oeuvres : des maquettes (géantes) de carosse et de bateaux en coquillages. Ce sont les pêcheurs qui lui rapportent les coquillages. Les gens du coin s'y mettent aussi. Des maquettes aux tableaux, la ligne est toute tracée. Il ne la quittera plus des yeux jusqu'en 2000.
Quand il n'est pas à la criée, il passe de très longues heures à façonner ses tableaux. "Pour chacun, il utilisait 120 kilos de coquillages, précise Maurice Coton. Il avait même fabriqué ses propres outils pour les concevoir et inventé une technique pour réussir la taille parfaite des coquillages. Il lui fallait entre six mois et un an pour terminer un tableau". L'homme vit, en solitaire, dans la maison familiale à Lesconil. Il transforme un étage entier en atelier. Il travaille debout, le tableau posé sur une table qui occupe tout l'espace.
"Bestiaire fantastique"
En 1986, alors âgé de 64 ans, Youen Durand quitte la criée et consacre sa retraite à son oeuvre. Jour et nuit. Il expose ses tableaux, l'été, à la Maison des associations de Lesconil. Pour le simple plaisir de partager. "Il n'a jamais cherché à faire commerce de son art, raconte Marie-Christine Durand. Il n'était pas dans cet état d'esprit".
Et parce qu'il a le souci de la pédagogie, il réalise un panneau des coquillages dont il se sert, avec leurs noms et caractéristiques : pousse-pieds, bigorneaux, pieds de Pélican, pétoncles, huîtres creuse ou plate, moules, etc.
A défaut de prendre la mer, ce fils et frère de pêcheurs s'en inspire depuis la terre ferme pour composer des scènes où il convoque aussi bien les mythes marins que la réalité du travail à bord des chalutiers,. "Il y a un bestiaire fantastique dans l'oeuvre de Youen Durand, souligne Maurice Coton, avec des créatures démesurées, souriantes. Les thèmes de l'amour, de la fraternité, de la liberté sont récurrents dans ses tableaux".
Ces tableaux, aux dimensions imposantes, l'association "Les amis de Youen Durand" aimerait volontiers les installer dans un lieu pérenne. "Une exposition permanente à Plobannalec-Lesconil, nous en rêvons. Cela permettrait aussi de ne plus fragiliser les tableaux quand nous devons les transporter pour les exposer, dit son président. Nous ne voulons qu'une chose : que l'oeuvre de Youen Durand ne tombe plus dans l'oubli, que son travail continue à vivre au grand jour". Et pas seulement une fois l'an dans sa commune natale.
Marie-Christine Durand, de son côté, a enrichi l'ouvrage qu'elle a consacré à l'artiste du coquillage. L'association a décidé de rééditer le livre et a lancé une souscription en ligne pour en couvrir les frais d'impression. "Il a créé une oeuvre unique qui prend ses racines profondes dans la Bretagne bigoudène. Elle parle la langue universelle de l'art, s'enthousiasme Maurice Coton. Elle fait le récit d'une époque et des modes de vie aujourd'hui disparus et gravés, grâce à lui, dans les coquillages de ses tableaux".
Où voir les tableaux de coquillages de Youen Durand cet été
- L'Hôpital-Camfrout, salle des expositions, jusqu'au 8 août
- Plobannalec-Lesconil, au Sémaphore, du 17 août au 5 septembre
- Guilvinec, l'Abri du marin (médiathèque), du 7 septembre au 9 octobre