En novembre 1924, 2.000 ouvrières des conserveries de sardines de Douarnenez (Finistère) engagent un bras de fer épique, de six semaines et demi, avec leurs patrons. Cette "belle grève de femmes" résonne encore dans les luttes contemporaines.
Tout a commencé le 21 novembre 1924, lorsqu'une centaine d'ouvrières de l'usine métallurgique Carnaud débraient et réclament des hausses de salaires immédiates. Le mouvement se transforme en quelques jours en grève générale, affectant très vite les 26 usines de l'agglomération, dont 21 conserveries de sardines. "C'est une grève inattendue et héroïque", décrit Anne Crignon, journaliste et autrice d'"Une belle grève de femmes. Les Penn Sardin Douarnenez 1924" (Libertalia, juillet 2023).
"Elles étaient quasiment sûres de perdre car tout leur commandait de faire profil bas et de rentrer à l'usine au bout de quelques jours", raconte-t-elle. "Et pourtant, elles ont gagné."
Dès le 25 novembre, la police recense plus de 2.000 grévistes, aux trois quarts des femmes, dans cette commune d'environ 11.000 habitants.
"1,25 franc ce sera !"
"Pemp real a vo!" ("1,25 franc ce sera !"), réclament-elles en breton, entre deux chants révolutionnaires, en défilant en sabots sur les quais de la ville.
Soit une augmentation de 45 centimes par heure pour ces "Penn sardin" ("têtes de sardines") qui emboîtent des poissons toute la journée, parfois jusqu'au bout de la nuit, chantant pour se tenir éveillées. Entrées à l'usine dès leur douzième anniversaire, elles y restent souvent jusqu'à la mort.
"Germinal en Bretagne"
"Des conditions atroces", résume Anne Crignon. "Quand elles arrivaient à l'usine, elles ne savaient pas quand elles allaient en ressortir, dans huit, dix ou quinze heures....", précise la journaliste, décrivant "du Germinal au fond de la Bretagne".
"Ce que j'avais lu de Zola me remonte au cœur", raconte ainsi Charles Tillon, à propos de la misère du port sardinier breton. Le futur résistant et ministre communiste, alors jeune permanent régional du syndicat CGTU, débarque à Douarnenez peu après le déclenchement de la grève qui reçoit vite un large soutien populaire et militant.
Le nouveau maire communiste Daniel Le Flanchec installe le comité de grève dans la mairie. Et la syndicaliste et militante féministe Lucie Colliard se joint à Charles Tillon pour structurer la mobilisation, organiser les soupes populaires ou la garde des enfants des grévistes.
Le mouvement prend même une ampleur nationale avec le lancement de collectes de solidarité dans la presse. "Tous les journaux de France se sont mis à relayer la grève de la misère, même les journaux de droite qui voyaient pourtant Douarnenez comme un repaire de bolchéviks", relate Anne Crignon.
Cette grève de femmes, "c'est quelque chose qui fait rupture avec les normes de l'époque", reconnaît l'historienne Fanny Bugnon, maîtresse de conférences à Rennes 2.
"Vos patrons sont des brutes et des sauvages"
Rejointes par leurs maris pêcheurs, les sardinières défilent chaque jour sous la grêle, la neige et les tempêtes d'un hiver glacial. Mais leur pugnacité échoue à faire plier les patrons qui refusent de les rencontrer.
La médiation du ministre du Travail Justin Godart n'y change rien. "Vos patrons sont des brutes et des sauvages", lâche le radical-socialiste aux grévistes. Intransigeant, le syndicat patronal va jusqu'à recruter des briseurs de grève à Paris. Ces gros bras écument les bars du port pour inciter à reprendre le travail et précipitent le dénouement de la grève en tirant, le 1er janvier 1925, une dizaine de coups de feu dans un bar de Douarnenez. Six personnes sont blessées, dont le maire, laissé pour mort.
L'incident tourne à l'émeute et contribue à discréditer les patrons, qui doivent céder : les sardinières seront payées 1 franc par heure avec une majoration des heures supplémentaires et de nuit. "Victoire ouvrière à Douarnenez !", proclame le journal L'Humanité en Une, le 7 janvier, pendant que 3.000 personnes fêtent la victoire dans les rues du port breton.
Un siècle après, les chants des Penn sardin résonnent toujours dans les manifestations bretonnes. "Ça fait partie de l'histoire de la ville", dit Françoise Pencalet, conseillère municipale. "On a encore une population ouvrière importante. En célébrant cette mémoire, c'est aussi eux qu'on remet sur le devant de la scène".