Et si la devise française devenait "liberté, égalité... adelphité" ? C'est ce que préconisait en 2018 le Haut conseil à l'Égalité entre les femmes et les hommes. "Adelphité": un mot non genré pour définir les relations fraternelles dans la société. Tout un symbole. Pourquoi ? Et bien c'est la question que nous avons posé à des linguistes et à l'écrivaine Aurélie Valognes.

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Avant toute chose, prenons le temps d'ouvrir un dictionnaire et tentons de définir les deux mots qui nous intéressent aujourd'hui : "fraternité" et "adelphité".

  • FRATERNITÉ : Du latin fraternitas, dérivé de frater (« frère ») : lien de solidarité qui devrait unir l'humanité. Certaines femmes ne se reconnaissent pas dans ce mot.
  • ALDELPHITÉ : sa racine grecque adelph-, sert à former le mot "frère" (adelphós) et le mot "sœur" (adelphḗ). Cette expression s’applique principalement aux filets des étamines lorsqu’ils sont réunis en faisceaux.» Son étymologie ne définit pas de genre. Il englobe donc le mot « sororité » et « fraternité ». "Adelphós" signifie également "matrice" ou "utérus", mais aussi "qui est par couple, double, jumeau, proche parent". 

Inventer des mots qui nous correspondent

"Souvent les mots existent, mais, sont en attente d'être découverts" déclare Christine Evain, professeure en didactique et linguistique à l'Université Rennes 2. Le mot  "adelphie", créé en 1814 en botanique, est utilisé à partir de 1990 en anthropologie à la place de "fratrie". De même, dans certains textes juridiques, l'adjectif "adelphique" est utilisé pour désigner les relations entre frères et sœurs."Cependant, tant que les mots sont réservés à une communauté de spécialistes, trop savants, ils ne tombent pas dans le domaine public. Ils deviennent populaires grâce aux médias qui s'en emparent mais plus souvent par le biais de l'international" poursuit-elle.

La littérature aussi joue un rôle dans l'évolution de la langue, notamment sur la question du genre. C'est ce qu'explique l'écrivaine Aurélie Valognes :  

Les mots font avancer notre façon de penser, empêchent de nous scléroser. Et plus nous les utilisons, plus nous les ancrons et les chargeons de sens.

Aurélie Valognes

Mais pour elle, beaucoup de chemin reste à parcourir. Plusieurs exemples malicieux viennent appuyer son propos : "Une famille de quatre sœurs et un frère se nomme une "fratrie", si nous enlevons le frère, la famille s'appelle encore une"fratrie" et pas une "sororie". Il nous manque des mots basiques pour dire des choses !"

Elle estime qu'il faut trouver des mots qui nous correspondent, qui vont avec la vie que l'on mène. "Par exemple, le mot "garçonnière" n'existe pas pour les femmes, explique-t-elle. J'essaye de l'inventer: "Matrimonière"... !  De plus, a-t-on besoin d'être une mère pour avoir l'envie de s'évader ? Bien sûr que non" s'exclame-t-elle. "Si simplement le mot existait, il serait plus réel et certaines femmes s'autoriseraient à prendre un moment de liberté sans se culpabiliser."

Si le mot n'existe pas, on ne s'autorise pas. Si le mot existe, plus rien ne nous arrête.

Aurélie Valognes

Pour Aurélie Valognes, les mots sont notre vision du monde, il faut créer des mots sur-mesure : "Trop de mots-valises ne veulent rien dire, ils nous enferment dans des carcans, des rôles imposés, explique-t-elle. Je ne me retrouve pas dans le mot "mère", trop connoté de la notion d'épouse parfaite, de fée du logis, de mère sacrificielle, je préférerais me nommer "un bon parent"".

Comprendre les mots existants

"Pour comprendre un mot, il faut explorer son nuage de mots, autrement dit toutes les notions qui le caractérisent. Cette étude étoffe son sens, ouvre à un vocabulaire plus riche, plus nuancé qui complète nos attentes", explique la linguiste Christine Evain. Ainsi, débattre du mot adelphité offre l'opportunité de rééclairer le mot fraternité. Cette valeur, nous la rencontrons au quotidien, sans forcément savoir la définir. L'égalité, c'est simple, c'est d'avoir ce que les autres ont déjà. La liberté, il suffit d'en être privé pour savoir ce qu'elle représente. Comment nommer la fraternité ? Elle n'est ni la générosité, ni la charité, ni la solidarité. Elle est bien plus. La fraternité, c'est être capable de considérer l'autre, comme son égal, comme un être libre, comme un frère ou une sœur et de tout faire pour vivre et agir ensemble en harmonie.

Adelphité, un mot opaque

"Utiliser un terme que tout le monde reconnaît est le meilleur moyen de rassembler. Trop opaque, "adelphité" ne peut pas jouer ce rôle, par contre pour moi, il est beaucoup plus ouvert" observe l'écrivaine Aurélie Valognes."Dans un prochain roman, je l'utiliserai. Si une personne sur 1000 cherche sa définition, l'apprécie et l'utilise un jour, la société avance".

  

Il serait utopiste de croire qu'en changeant juste un mot, comme sous l'effet d'une baguette magique, la société gagne en cohésion.

Christine Evain

linguiste

Éclairer le sens et la valeur des mots

La fraternité s'exprime par des gestes d'amitié et de soutien, des mots d'estime et de considération, mais aussi par une égalité d'accès aux soins, une éducation accessible à tous...
"Il y a urgence à redécouvrir le mot fraternité pendant les cours d'instruction civique, d'y expliquer sa valeur non genrée", développe la linguiste Christine Evain.

Il n'existe pas aujourd'hui de mot qui ait une valeur symbolique plus solidaire et universelle que le mot fraternité.

Christine Evain

Des mots pour se sentir inclus.e.s


La solidarité, le lien, sont aussi des valeurs importantes pour Aurélie Valognes. Elle cherche à n'exclure personne dans ses tournures de phrases et nous confie se servir parfois de l'écriture inclusive pour y parvenir. Elle explique aimer écouter les émissions de radio qui démarrent par "Chers auditeurs, chères auditrices", et apprécie de se sentir doublement concernée par la formule féminine qui l'a ré-incluse. "Appartenir à cette famille qui comme moi a fait le choix de cette ouverture d'esprit, ça serait comme se reconnaître en trois secondes parmi tous les gens qui connaîtraient le mot adelphité" livre-t-elle." Chers lecteurs, chères lectrices..." n'est pas écrit par hasard dans ses postfaces. La récurrence de l'utilisation du féminin l'aide à se sentir incluse et bien à sa place, nous précise-t-elle.

Je cherche avec les mots à créer un impact pour mieux faire société tous ensemble, remettre l'humain et le vivant au centre en arrêtant les prises de position surplombantes.

Aurélie Valognes

"L'écriture inclusive réhabilite une forme de politesse, une marque de respect. Elle nous amène à réfléchir à la manière dont on s'adresse aux autres" nous précise Christine Evain. Empreinte d'enjeux sociaux, la langue touche à notre identité. Nous résistons et mettons du temps à changer nos habitudes, à féminiser des mots.  "C'est le paradoxe de l'héritage de la langue. Il faut lutter contre lui, pour évoluer" expose l'enseignante. 

Des mots pour casser la frontière du genre

"Connaître le genre des personnages dans une histoire n'a souvent aucun intérêt" estime Aurélie Valognes. "Il faut casser la frontière du genre".

Un soir, l'auteure choisit de lire à voix haute un roman de science-fiction à son fils. Dans cette histoire, un être humain est ami avec un robot. Son fils lui demande pourquoi dans le livre, on utilise "Iel" pour dire "il" et "elle" ou "lea" pour dire "le" ou "la". "On s'en fiche", lui répond-elle,"il s'agit juste de quelqu'un de courageux".

"Des héroïnes émergent dans de nouvelles fictions. Les petites filles ne sont plus obligées de s'identifier à un héros masculin et les petits garçons peuvent se glisser dans la peau de femmes aux superpouvoirs", nous déclare-t-elle satisfaite.

 

Les meilleurs changements dans la langue s'opèrent avec douceur. Et ne pas donner le sentiment à certains d'être exclus s'apprend par des techniques d'écriture. Les hommes politiques excellent à ce travail, nous précise la linguiste. Charles de Gaulle fut le premier à utiliser la formule "Français, Françaises" ou "Citoyens, Citoyennes" dans ses discours.
Cas unique au nom de l'égalité des genres, le Canada a modifié son hymne national. "In all thy sons command" est devenu "In all of us command", "L'amour d'un pays emplit le cœur de ses fils qui l'ont bâti" est devenu  "l'amour d'un pays emplit le cœur de nous tous qui l'avons bâti".

Tensions et contorsions des mots 

"Ce qui se conçoit bien, s'énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément" disait Boileau. Quand il y a des mots simples auxquels nous raccrocher, nous échangeons effectivement mieux. C'est pour cela que la langue évolue à travers l'histoire.
En 1979, un avis de l'Office de la Langue Française expliquait que certains métiers de femme n'existaient pas,car elles étaient peu nombreuses à l'exercer mais, que la langue disposait de tous les moyens morphologiques pour les créer.
En 1998, une circulaire du premier ministre Lionel Jospin tentait ainsi d'aider la langue à se féminiser, sans réel succès. La masculinisation de nombreux métiers restait la norme. Tandis que nommer une agricultrice ou une secrétaire ne posait aucun problème, dire directrice de cabinet restait difficilement concevable pour beaucoup. Figées dans un modèle de hiérarchie établie, certaines personnes étaient incapables d'attribuer à une femme le prestige d'un haut statut. L'ambassadrice ne pouvait être que la femme de l'ambassadeur. Centenaire, elle sera la doyenne mais, à l'université, elle se nommera le doyen. Aujourd'hui, "une juge" se dit facilement. "Maîtresse d'ouvrage" aussi mais fait débat pour l'ambivalence de son sens. Quant à "préfète" et "autrice", le manque d'esthétique de ces féminisations provoque des réactions épidermiques. 

Les mots, une relation trés personnelle

Christine Evain nous explique que la beauté ou le sens des mots est ce que nous y mettons. Ainsi, le mot fraternité peut-être considéré discriminant uniquement si on le décrète. La fraternité peut avoir un sens masculin "entre frères" seulement si l'on connaît sa racine. D'autres y voient avant tout la partie féminine de LA fraternité, et peut-être à juste titre explique t'elle.  

Plus moderne et inclusive, même si son utilisation reste limitée et qu'elle n'a pas encore la même profondeur historique, philosophique ou émotionnelle que la fraternité, l'adelphité a l'avantage d'enlever toute considération de genre à une notion universelle.

Peut-être un pas vers plus de liberté et d'égalité.

*Entretien réalisé autour de Christine Evain professeure des universités à l'Université Rennes 2, enseigne la didactique et la linguistique aux étudiants du master Didactique des Langues, et d'Elisabeth Richard ainsi que Marie-Françoise Bourvon. Toutes les trois sont membres du laboratoire de recherche LIDILE (Linguistique Ingénierie et Didactique des Langues).

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