Emmanuelle Cadic Gautier est médecin du travail à Rennes. Si elle n'a pas de mission de soins comme ses confrères en cabinet, pas question pour elle de parler de médecine au rabais. Elle suit régulièrement près de 3 000 salariés pour veiller à la santé en entreprise. Son rôle : éviter que le travail n'altère la santé physique ou mentale du salarié. Un garde-fou dans un monde de plus en plus dur, estime-t-elle. Rencontre.
"Je m’occupe de 153 entreprises, cela fait 2 700 salariés" précise Emmanuelle Cadic Gautier, une quinquagénaire tout sauf découragée par la charge, membre du Service de Prévention et de santé au Travail d'Ille-et-Vilaine. Voilà 20 ans qu'elle exerce, qu'elle reçoit dans son cabinet mais se déplace également pour des visites au sein des sociétés.
Elle est une interface sans lien de subordination avec l'entreprise, pour mettre en œuvre tout moyen visant à préserver l'intégrité du salarié. C'est au sortir de la guerre qu'une loi portant « organisation des services médicaux du travail » est promulguée le 11 octobre 1946 . Ces services vont se charger de la prévention des maladies professionnelles et des accidents du travail.
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Prévention et maintien dans l'emploi
"J'ai commencé ma carrière comme médecin généraliste, puis j'ai fait de la toxicologie dans un centre antipoison, ensuite j'ai fait une spécialisation de santé au travail. Je voulais m'intéresser aux pathologies professionnelles" explique l'interlocutrice."je ne voulais plus faire de bobologie et d'abattage, en tant que généraliste."
Dans l'imaginaire collectif, on est des médecins au rabais parce qu'on a pas le droit de prescrire, on est vu comme ceux qui n'ont pas réussi leurs études.
Emmanuelle Cadic GautierMédecin du travail ( service prévention et santé au travail 35)
"Mais j'ai mon doctorat et deux spécialités , j'ai présenté une thèse, comme mes pairs. Je suis contente de mon parcours, d'abord dans le soin, puis aujourd'hui dans la prévention" rajoute Emmanuelle. Car son rôle est de surveiller et de conseiller à la fois l'employeur et le salarié et éviter l'absentéisme. Il s'agit de faire un suivi de la santé au travail, mais surtout de favoriser le maintien dans l'emploi et prévenir la désinsertion professionnelle.
De nouvelles pathologies liées au travail
Atteinte à la santé mentale, troubles musculosquelettiques (TMS) et cancers sont les plus gros pourvoyeurs d'arrêt maladie au cours d'un parcours professionnel. Avec l'allongement de la durée du travail, on voit de plus en plus de salariés victimes de cancers professionnels, qui se déclarent après 20 ou 30 ans d'exposition à des polluants environnementaux . Encore présentes aussi, les affections dues à des postes de travail mal adaptés aux tâches des salariés. Mais de nouvelles pathologies ont fait leur apparition. Difficile de gérer un Covid long avec des symptômes persistants. Le télétravail, réponse à la dernière pandémie, a lui aussi des effets négatifs, constate-t-on.
il y a des troubles liés au télétravail et à la sédentarité. C'est le syndrome de la chaise qui tue. Pathologies cardio-vasculaires, diabète, obésité : c'est une véritable bombe à retardement.
Emmanuelle Cadic GautierMédecin du travail ( service prévention et santé au travail 35)
Un nouveau terme est également apparu dans le vocabulaire de la santé au travail dans les années 2000. On parle de risques psychosociaux. C'est le stress généré par la surcharge de travail, manque de moyens, manque d'autonomie et les violences internes à l'entreprise (harcèlement, conflit…) ."C'est difficile pour des salariés en fin de carrière de s'adapter aux modifications d'organisation du travail, et parfois insatisfaisant pour les plus jeunes. Les modes de management n'ont pas suffisamment évolués, sont souvent paternalistes et pyramidales. Cela provoque une perte de sens pour le travailleur . S'en suivent parfois des troubles du sommeil, jusqu'au syndrome d'épuisement professionnel. À la clef en moyenne, plusieurs mois d'arrêt et une reprise d'activité compromise.
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"On parle aussi de "Bullshit jobs", des tâches inutiles qui conduisent à un vrai malaise psychique. "témoigne Emmanuelle Cadic Gauthier. "Que dire aussi de la prise en charge du handicap au travail, quand on sait que 80% des salariés dans cette situation souffrent de handicap invisible, bien difficile à faire intégrer par les cadres."
Des outils de prévention
Il faut être un peu "couteau suisse" quand on est médecin du travail. Quand Emmanuelle décrit son quotidien, on comprend bien qu'à chaque cas, il s'agit de trouver une solution adéquate. Adapter un poste de travail pour diminuer les risques de lombalgie, favoriser le télétravail ( certaines entreprises n'ont pas d'accord pour le pérenniser) pour les mères de famille, les femmes souffrant d'endométriose ou les mères voulant allaiter. Par opposition, c'est parfois le "tout télétravail" qui peut provoquer un malaise chez certains salariés. "Il faut créer une relation de confiance avec le salarié pour prendre du recul et trouver la bonne solution" souligne le médecin." Côté employeur, nous travaillons avec les DRH, nous connaissons les contraintes auxquelles ils doivent faire face. Des visites régulières des salariés dans nos services sont obligatoires . Il y a aussi les commissions de santé et de sécurité au travail, les délégués du personnel. Nous avons différents interlocuteurs pour tenter de trouver des solutions pour le maintien en poste du salarié et la qualité de sa santé au travail. Nous avons la liberté de soumettre des préconisations aux employeurs, voire des alertes dans certains cas. "
Le monde du travail est dur et anxiogène. Il faut une prise de conscience collective. C'est à nous de le réinventer.
Emmanuelle Cadic GautierMédecin du travail ( service prévention et santé au travail 35)
Comment prévenir les affections des salariés et comment les aider ? C'est le défi que doivent relever les médecins du travail. Pour cela, il dispose d'une équipe pluridisciplinaire : infirmière, psychologue et ergonome. Ils ont pour cadre la législation du travail et les conventions collectives des entreprises .
Apte au travail ou non ? Une décision qu'on accompagne
Suite à un long arrêt maladie, un accident du travail ou encore à un congé maternité, le salarié est invité à une visite de reprise. En fonction des situations, des aménagements de poste, des temps partiels ou un reclassement sont proposés. Si aucune solution n'est trouvée, le salarié est déclaré inapte, avec un licenciement sous condition à la clef . Mais contrairement aux idées reçues, il n'y a qu'un pour cent d'inaptitudes au travail. "On est parfois face à la mauvaise foi, soit du salarié, soit de l'employeur, pour obtenir une inaptitude,reconnaît le médecin. A contrario, il faut parfois aider le salarié à accepter la décision, qu'il soit acteur de sa santé. Quand un salarié ne veut pas lâcher le morceau et quitter l'entreprise, je lui dis : C'est quoi le plus important, le travail ou la santé? Une ancienne salariée m'a dit un jour : en me déclarant inapte, vous m'avez sauvé la vie! "
Il faut parfois savoir oser la démission pour se préserver et s'épanouir autrement.
Emmanuelle Cadic GautierMédecin du travail ( service prévention et santé au travail 35)
"Il y a des patients que je suis depuis des dizaines d'années, on finit par installer un climat de confiance. Il y a des itinéraires parfois particuliers. Le malaise au travail ne peut être dissocié de difficultés dans la vie personnelle .C'est un tout", constate la praticienne. C'est un métier qui demande de gérer ces émotions. En 2023, j'ai fait une pause de plusieurs mois, je ne pouvais plus être disponible et écouter. Quand on est investi dans ce métier, il est parfois difficile de prendre du recul. Quand quelqu'un me dit "merci", c'est ma plus belle récompense," conclut Emmanuelle.