Ils s’appellent Nadine, Sylvie, Stéphanie, Fabrice et Françoise et sont employés de PSA La Janais. Leur point commun ? Leurs parents y ont travaillé avant eux. Nombreux à l'époque, les "fils et filles de" ont incarné l'esprit de famille PSA. Aujourd'hui, il se délite avec la crise.
Les “fils de” se raréfient. Et comme ils craignent que leurs propos soient mal interprétés par la direction, ils sont peu nombreux à accepter de témoigner. Fabrice Lucas n’est pourtant pas le seul. Françoise Poirier, responsable de la billetterie au Comité d’Entreprise (CE), entre également au sein de la « maison PSA » dans les années 1980, par l’intermédiaire de son père. D’abord en travaillant l’été, privilège réservé aux « fils et filles de ». Puis en signant un contrat à durée indéterminée. Un avantage grâce à papa ? Non, l’embauche en CDI est la règle. PSA représente alors une réelle opportunité de progression sociale.
« Je n’ai jamais vu mon père fréquenter une personne extérieure à PSA »
« Avant, quand vous étiez embauchés chez Citroën, c’était pour la vie ! », affirme Fabrice Lucas, technicien en recherche et développement. Inaugurée en 1961, en présence du Général de Gaulle, l’usine de La Janais s’implante à Chartres-de-Bretagne sur un territoire agricole. De nombreux paysans ou fils de paysans sont recrutés pour devenir collaborateurs « chez DD », André Citroën. Ici, on ne les appelle pas « salariés ».
En quelques années de travail, ils développent un réseau d’amis au sein de l’entreprise. Nadine Cormier, secrétaire du syndicat Force Ouvrière (FO), fréquente souvent la brasserie du Vallon, située à un kilomètre du site de La Janais. Alors que le bar s’anime quand vient l’heure du déjeuner, elle décrit l’ambiance festive qui règne dans l’usine quand elle l’intègre en 1989 : « Le matin, on aidait parfois un collègue qui devait dormir pour compenser une soirée trop arrosée. On faisait la fête en dehors du boulot et on se retrouvait le week-end. […] Je n’ai jamais vu mon père fréquenter une personne extérieure à PSA. »
L’entreprise, reconnue pour son professionnalisme et son dynamisme, s’impose rapidement comme le premier employeur de Bretagne. Au-delà de la réussite économique, la direction de Citroën prend soin de ses salariés. Tous reconnaissent une nette amélioration des conditions de travail. Ils ont acquis le pouvoir d’achat nécessaire pour devenir propriétaire d’une voiture du groupe. Françoise Poirier, fière d'avoir gardé le nom de son père Henri Poirier après son mariage, souligne que « Citroën leur a donné une clé en leur proposant un salaire plus que décent ».
En 1976, Citroën fusionne avec Peugeot pour devenir PSA. Pas question à l’époque de venir à l’usine dans une voiture qui n’a pas un chevron ou un lion sur le capot, au risque de se la faire griffer. Fabrice Lucas raconte qu’il possède aujourd’hui une Volkswagen et en sourit : « J’ai toujours roulé en Peugeot ou Citroën. J’ai cassé ma Xantia et j’ai acheté une Volskwagen d’occasion. Vu le contexte, ça me gêne moins aujourd’hui. La forte tradition d’attachement à l’entreprise est en train de disparaître. » Sylvie Gillet va plus loin : « Cela ne me gênerait pas que l'on soit Ford demain ». Cette remarque était inconcevable pour la génération précédente. Fabrice Lucas raconte qu’un collègue de son père avait acheté une Renault 20. « Il ne venait jamais avec à l’usine mais les chefs l’ont su quand même et lui ont dit “Tu as trois semaines pour la vendre”. Il l’a vendue. »
Entre paternalisme et professionnalisme
Ce rôle protecteur de la direction va de pair avec un code de conduite et des règles strictes à respecter. Au-delà de l’importance de la ponctualité, on dissuade les employés de se syndiquer en dehors de la Confédération des Syndicats Libres (CSL), le syndicat maison et surtout à la Confédération Générale du Travail (CGT), honnie par la direction. Contrairement à son père, jamais syndiqué, Fabrice Lucas adhère à la CGT en 1998 : « J'ai mis du temps à me syndiquer parce que c’était très mal vu. Mes parents me disaient “si tu te syndiques t’es foutu”. » Selon lui, un véritable système de répression salariale prend fin cette année-là. La CGT mène un procès contre l’usine de PSA à Sochaux sur les discriminations syndicales et le PDG Jacques Calvet est remplacé par Jean-Martin Folz, jugé plus tolérant.
Malgré cette ouverture, le militantisme et le syndicalisme ne se développent pas ou peu. L'investissement professionnel prime sur l'engagement syndical. La rigueur dans le travail fait partie de la culture de La Janais. Une des raisons pour laquelle cette usine conçoit des voitures haut de gamme, selon certains de ces "fils de". Il y a un respect des salariés envers la direction, voire une forme d’obéissance. Ainsi, Sylvie Gillet, moniteur logistique, fille d’Alexis et Simone Gillet, anciens collaborateurs chez PSA, ne soutiendrait jamais un mouvement de grève. « Je ferai mon métier jusqu’au bout parce qu’il y a trente ans, ils m’ont fait confiance. »
L’histoire de Daniel Monnier, racontée par sa fille Nadine Cornier, est révélatrice de cet esprit de famille. Surnommé « Zorro » pendant toute sa carrière, il se fait traiter de « rouge » quand il adhère au syndicat FO, dont sa fille est aujourd’hui secrétaire générale. Agacé, il a été jusqu’à pousser son contremaître dans une poubelle. Malgré ce manque de respect envers la hiérarchie, la direction ne l’a pas licencié. Nadine Cornier le justifie : « Tout le monde fait alors partie de la « famille PSA » et on ne se sépare pas facilement d’un membre de l’entreprise. » En 2013, pas sûr que cela se passerait aussi bien.
Le tournant des années 2000
Pour les 50 ans de la Janais en 2011, Nadine Cornier emmène son père revisiter l’usine. C’est le choc : « Putain ils ont tout pété. » L’usine a changé. Pas seulement les murs et la chaîne de montage. Tous concèdent que l’entreprise n’a plus l’âme qu’elle avait. L’atmosphère au travail est de plus en plus pesante. Sylvie Gillet, syndiquée FO elle aussi, semble en souffrir particulièrement : « La vie d’usine n’est vraiment pas facile aujourd’hui. Le matin, je vais au boulot non pas avec des pieds mais des jambes de plomb. »
La mise en place des 35 heures a été un vrai tournant à la fin des années 1990. On décompte alors la pause déjeuner du temps de travail. Les salariés de PSA ne mangent plus ensemble. Sylvie Gillet raconte, une pointe d’émotion dans la voix : « Ça s'est métamorphosé. Il y a beaucoup moins de dialogue aujourd’hui. Les gens mangent en cinq minutes de leur côté. Ils deviennent individualistes. »
En 2005, on compte encore 10000 employés à La Janais contre seulement 5600 aujourd’hui. Depuis 2007, les gestions prévisionnelles des emplois et compétences (GPEC) se multiplient. Leur but : favoriser les départs volontaires pour éviter les licenciements. En véritable militant CGT, Fabrice Lucas dénonce ce procédé comme une manœuvre pour soigner l’image de l’entreprise dans les médias. Françoise Poirier y voit plutôt les signes d’une « surcapacité de production de l’Europe », même si elle reconnaît que le management humain a laissé place à un management financier. Sylvie Gillet, qui a racheté la maison de ses parents à Pont-Péan (près de Chartres-de-Bretagne) après leur décès, regrette le temps du management par la concertation : « L’entreprise est moins humaine qu’avant. On fait plus confiance aux nouveaux diplômés qui ne connaissent pas le métier. »
La menace du plan social
Au-delà des différences de points de vue sur l’entreprise, tout le monde se sent menacé par la suppression de 1400 postes prévue pour décembre prochain. Stéphanie Lebreton, âgée de 34 ans et employée à La Janais depuis 2000, a pris les devants. « Tous les jours, je postule dans différentes entreprises. Je suis partie du principe que ce ne sont pas quand les 1400 personnes seront au chômage que ça sera le plus facile. Je ne trouve rien pour l’instant et plus les mois avancent plus ça m’effraie. »
En 2013, les salariés chôment en moyenne une semaine par mois. Stéphanie Lebreton, non syndiquée, confie, avec hésitation, croire encore en l'esprit de famille : « Malgré la situation, les gens continuent de faire leur travail consciencieusement ». Fabrice Lucas ne s’en satisfait pas. « La culture d’obéissance agit comme une chape de plomb. La psychose de la fermeture de l’usine arrive à grands pas ». Les enfants de ces fils et filles de "collaborateurs" ne travailleront certainement jamais à l'usine de Chartres-de-Bretagne. Même si elle n’a pas encore mis les clés sous la porte, la famille de La Janais se disloque.