Ce 31 janvier 2020, le Royaume-Uni quitte l'Union Européenne. Pas de choc dans l'immédiat car s'ouvre une période de transition de onze mois. Le début d'un bras de fer qui inquiète Franck, patron-pêcheur d'un fileyeur qui pêche l'araignée dans les eaux anglaises à 60 kilomètres des côtes bretonnes.
Il fait nuit noire, sur la cale du Bec à Dinard. Nous embarquons à bord du Times Kloé, un fileyeur de 12 mètres, le dernier bateau de pêche de la cité balnéaire.
Franck Le Doussal, le patron-armateur embarqué, quitte la baie de Saint-Malo, en échangeant quelques mots par radio avec un autre pêcheur dont la lumière du bateau se détache à l'horizon. Ils sont plusieurs navires bretons à suivre la même route cette nuit-là : cap sur les eaux anglaises de Jersey, riches en crustacés.
"Plus on monte dans le large, plus on trouve une qualité d'araignées meilleure", nous explique le patron-pêcheur spécialisé dans ce type de crustacé. "Nous, l'araignée, on commence à la pêcher en début de saison à une heure et demi des côtes bretonnes, et on la suit pendant toute l'année en allant jusqu'à Guernesey, à cinq heures de route." Cette nuit de janvier, le trajet durera trois heures.
Entente cordiale
Les eaux de l'île de Jersey : un gisement prisé des Bretons, Normands et Jersiais. Après des décennies émaillées de conflits entre les pêcheurs des deux nationalités, les accords de la baie de Granville, signés il y a 20 ans, ont permis d'atteindre une entente cordiale.
Un comité consultatif entre les acteurs du monde de la pêche de chaque partie décide chaque trimestre des questions d'organisation et de cohabitation sur la zone, un moyen aussi de gérer de manière durable la ressource.
Des relations pacifiées qui permettent aux quatre matelots du Times Kloé de relever leurs filets, 10 heures durant, avec des crustacés en abondance. "En ce moment, c'est une bonne saison", constate Alban Corona, 35 ans, alors qu'il démaille à la chaîne des araignées sans les abîmer, pour ensuite les placer dans des vivers placés juste derrière lui.
"On a un petit bateau, donc on a pas besoin de virer beaucoup de filets" pour trouver des araignées, de bonne taille de surcroit, précise t-il. "Il y a de bons petits mâles" se réjouit-il.
Reportage à bord du fileyeur de Franck Le Doussal de Jérémy Armand, Jean-Michel Piron, Tanguy Descamps
Le scénario du pire
Problème : cette pêche abondante et florissante pourrait s'arrêter brutalement, au 31 décembre 2020, date théorique de la fin de la période de transition, avant l'entrée en vigueur de nouvelles relations commerciales entre les deux rives de la Manche.La balle est dans le camp des Britanniques, ainsi que des autorités de Jersey et Guernesey, qui pourraient décider de mettre fin aux droits de pêche accordés aux Français dans leurs eaux territoriales.
Un risque, encore virtuel, qui se matérialise sur l'écran de l'ordinateur de bord de Franck Le Doussal. A la gauche de son gouvernail, le patron-pêcheur de 40 ans nous montre, sur une carte maritime détaillée, le plateau des Minquiers, une zone au sud de l'île de Jersey particulièrement intéressante pour l'araignée.
Dans cette zone de pêche, des droits d'accès communs aux pêcheurs francais et de Jersey sont actuellement en vigueur. En cas de réduction du nombre de licences accordés à Franck et ses collègues, tous devraient alors se replier dans une bande très réduite plus au sud.
"Ca va être très embêtant" se projette Franck Le Doussal.
"Ca va être très difficile pour des entreprises comme nous d'y arriver, donc j'espère qu'il y aura toujours une cohabitation avec les Anglais".
Négociations au point mort
En cas de remise en cause en 2020 des accords de la Baie de Granville (qui régissent les relations avec Jersey) et de la convention de Londres (relations avec Guernesey), "tout le monde sera perdant" met en garde Olivier Le Nezet. Le président du comité régional des pêches de Bretagne suit les négociations depuis plusieurs mois autour des îles anglo-normandes, et nous confirme le statut quo qui règne actuellement.
"Les relations sont très tendues depuis qu’il y a eu l’annonce du Brexit avec Jersey mais aussi avec Guernesey. Avec mon homologue de la Normandie, on fait tout pour qu'il y ait une continuité, même si aujourd'hui les pêcheurs de Jersey ne souhaitent plus venir autour de la table pour discuter. L'État de Jersey est lui toujours présent avec l'État Français."