Si vous avez ressenti de l'anxiété, voire de l'angoisse, en déclarant vos impôts ou en demandant une aide publique, au point de craquer, vous avez peut-être été touché par le "burn-out administratif". Une députée du Nord va lancer une résolution pour faire reconnaître ce phénomène.
Le nez dans les dossiers ou sur votre écran d'ordinateur, cela fait maintenant trois heures que vous vous arrachez les cheveux sur la même démarche administrative. Au téléphone, on vous a renvoyé d'interlocuteur en interlocuteur jusqu'à ce que quelqu'un vous explique enfin la procédure à suivre avant de vous raccrocher au nez. Pourtant, à l'heure où d'autres sirotent leur dernier verre sur les terrasses enfin réouvertes, vous êtes toujours là, la boule au ventre, à vous demander si vous devez directement remplir la case J-458 ou faire la demande d'un formulaire A-38 pour lequel il vous faudra à nouveau fournir un justificatif de domicile, vos relevés d'impôts sur trois ans ainsi que la même déclaration de revenus que vous avez déjà envoyé la semaine dernière. La mort dans l'âme, vous laissez tomber : cette aide de 400 euros, à laquelle vous avez pourtant droit, attendra que vous ayez pris une aspirine.
Si cette situation imaginaire vous semble réaliste, vous n'êtes pas seul(e). Déjà en 1976, la complexité de l'administration française était raillée par Goscinny et Uderzo à travers la "maison qui rend fou" du film Les Douze Travaux d'Astérix. Conséquence de ce fardeau administratif, le non-recours au droit est un phénomène probablement massif mais encore très mal connu mais qui peut concerner de 20 à 40% des bénéficiaires potentiels, selon les aides.
Avec la crise du covid-19 et la numérisation de plus en plus importante des administrations, cette "charge mentale administrative" comme l'appelle la députée du Nord Valérie Petit, n'a fait que s'accentuer, et peut même aller jusqu'à un "burn-out administratif" avec des conséquences parfois très grave sur la santé mentale et physique. "L'attestation de sortie est un exemple caractéristique des procédés mis en place par l'administration qui peuvent rendre fou tant ils sont complexes", avance l'élue dans une interview au Point. "Les gens ont peut de se tromper et d'être sanctionnés à tort." Au mois de mai, elle s'est lancée dans une démarche pour faire reconnaître par l'Assemblée nationale le "burn-out administratif" et entamer la recherche de solutions.
Tout à fait d'accord avec @ValeriePetit_AN, c'est d'ailleurs un sujet qui revient très régulièrement dans les sollicitations que nous recevons, qu'il s'agisse de particuliers ou d'entreprises https://t.co/xSXrwhw6eD
— Caroline Janvier (@CarolineJanvier) May 22, 2021
La maison qui rend (toujours) fou
Morgan Jacquot est chef d'une petite entreprise dans la restauration rapide à Orléans. Après huit ans passés à accompagner des entrepreneurs au sein du réseau associatif BGE, il a décidé de monter sa propre structure en 2019. "J'ai créé une SAS [société par action simplifiées NdR], et même pour moi qui suis du métier, tout seul c'est impossible", explique-t-il. Une fois la société créée, le marathon ne s'arrête pas là. Il ne s'arrête jamais, en fait. "Dans la vie de tous les jours, c'est moi qui gère l'administratif... on essaie de ne rien oublier mais bon", soupire le trentenaire, qui vient de se lancer dans les formalités, dont il ignorait l'existence le matin-même, pour déclarer le congé maternité d'une de ses salariées. "J'ai dû m'y reprendre à plusieurs fois, c'est hyper compliqué."
Dans le même temps, il doit se préparer à accuser réception de la démission d'un autre collaborateur, qui n'a pas fait de préavis, et préparer les ruptures conventionnelles de deux salariés qui partent se former, gérer des demandes de chômage partiel... Chaque semaine, estime-t-il, il passe "entre quinze et vingt heures" à accomplir des tâches purement administratives, "sachant que je délègue les paies, la compta' pure et dure. On a toujours des trucs à gérer, tous les jours". Et malgré l'accompagnement et les conseils dont il bénéficie, il peut toujours y avoir des "loupés". "Pour moi, quelqu'un qui a des salariés et qui veut tout faire tout seul prend le risque de ne pas faire la procédure de la bonne façon et de finir par être renvoyé aux prud'hommes."
"C'est un sujet sur lequel on est sollicités extrêmement souvent, je dirais presque en permanence", confie la députée (LREM) du Loiret Caroline Janvier. "Très souvent, quand on a des courriers, des demandes de rendez-vous, des sollicitations de particuliers comme d'entreprises ou d'associations, il y a une difficulté administrative, à un moment ou à un autre." Il peut s'agir, comme pour Morgan Jacquot, d'un entrepreneur aux prises avec des démarches qu'il ignorait jusque là, ou alors d'une famille qui tente désespérèment de recevoir une aide, "notamment sur les dossiers de handicap", ou encore de particuliers sinistrés par une inondation ou un épisode de sécheresse, et se retrouvent ballotés entre les assurances et les pouvoirs publics qui se renvoient la balle. Ce travail administratif, énorme au regard des sommes en jeu, a souvent un effet décourageant, précisément sur les publics qui auraient le plus besoin d'aide.
Vous avez des entreprises, notamment des artisans, qui vont nous dire que les mesures qu'on met en place, comme Ma prime rénov', ils ne sont pas en mesure d'y accéder parce que les démarches sont trop compliquées pour un artisan sans salarié, qui n'a pas le temps pour cette gestion administrative supplémentaire.
Et la détresse des allocataires, en particulier des plus vulnérables, peut vite se transformer en acte de désespoir. Entre l'acharnement dans la chasse aux fraudeurs et la complexité des demandes d'aides, auxquels se rajoute des moyens physiques toujours plus faibles alloués aux structures comme la CAF, certains ne trouvent plus aucune solution.
En juillet 2016, dans le département du Nord, une mère de deux enfants dont l'un était trisomique, confrontée à une véritable impasse administrative, avait fini par mettre fin à ses jours. Un mois plus tôt, à Marseille, un homme s'était immolé par le feu devant la Caisse d'assurance retraite. En 2012, c'est devant les locaux de la CAF de Mantes-la-Jolie qu'un autre allocataire, un homme de 51 ans, a tenté de se suicider. Cette violence peut se reporter sur les travailleurs sociaux eux-mêmes, comme cela a été le cas en mai 2021 dans l'Aube avec le meurtre d'Audrey Adam.
Le prélèvement, c'est automatique, les aides, ça se demande
De fait, l'administration fonctionne sur une logique dans laquelle cotiser, c'est automatique, mais où percevoir ses droits peut devenir extraordinairement compliqué. Et cela ne doit rien au hasard si l'on en croit Nadia Okbani, maîtresse de conférence en science politique à l'Université de Toulouse-Jean Jaurès et spécialisée dans la sociologie de l’action publique. Cette notion de droits "quérables" (c'est-à-dire qu'il faut demander pour en bénéficier) doit beaucoup à la construction historique de la bureaucratie.
"Historiquement, l'administration française a été créée pour contrôler et administrer les populations, notamment sur l'époque napoléonienne", explique-t-elle. "On est dans une logique de contrôle des naissances, des mariages, des décès, avec une carte de travail pour éviter que les gens ne circulent. C'est une logique de contrôle de la masse ouvrière et populaire, et l'administration s'est surtout construite pour essayer de quantifier la population", et par-là même, dénombrer les impôts à lever et les régiments mobilisables en cas de conflit. L'assistance publique, elle, n'arrive que bien plus tard en tant que structure administrative, à partir de 1905.
Depuis, l'administration fonctionne sur un modèle pyramidal, dont le sommet est occupé par des hauts fonctionnaires qui présentent "une très forte homogénéité de recrutement parmi les classes privilégiées", analyse Nadia Okbani, et sont assez peu au fait des difficultés auxquelles sont confrontées les bénéficiaires à l'autre bout de la chaîne. "On a un rapport du citoyen à l'administration qui est un rapport de pouvoir. C'est l'administration qui a le pouvoir : de délivrer ou non un droit, d'accorder ou pas une aide. C'est elle qui fixe les règles du jeu, et c'est un rapport de dépendance."
De la logique de contrôle à la phobie administrative
"On le voit bien dans les problématiques rencontrées par les citoyens sur la dématérialisation des services publics", poursuit la chercheuse. Cette dématérialisation a été pensée "comme quelque chose de descendant, comme si tout le monde avait les connaissances et les connexions pour utiliser les outils numériques". Cette logique descendante intègre donc peu de solutions d'accompagnement, peu de formations aux outils numériques et une faible prise en compte des zones blanches. "Dans ces transformations de l'administration, on ne prend pas en compte la globalité de la population, et la diversité des situations rencontrées."
On a un droit, mais surtout le droit de le demander. Du coup, il faut déjà savoir qu'ils existent, et il n'y a pas toujours suffisamment de communication sur qui y a droit et comment, alors qu'on en aurait aujourd'hui les moyens.
Résultat : une structure administrative complexe, dont les différents bureaux sont largement capable de communiquer et de partager des informations dès lors qu'il s'agit de répondre à une logique de contrôle et de lutte contre la fraude, mais qui contraignent les bénéficiaires à fournir en boucle les mêmes renseignements et justificatifs dès lors qu'il s'agit de faire valoir leurs droits. Dernier clou dans le cercueil, les recherches conduites par Nadia Okbani l'ont amenée à constater que "même les travailleurs sociaux étaient assez peu formés à la conduite de démarches en ligne, et qu'eux-mêmes étaient parfois en difficulté avec le numérique". "Dans les enquêtes que j'ai conduites, il y a des personnes qui passent un temps fou à trouver qui sait comment traiter leur dossier, très spécifiques, et pour lesquels les administrations n'ont formé qu'un certain nombre d'agents."
Cette logique de contrôle et l'opacité des démarches pour accéder à des aides ou un accompagnement a une conséquence : la peur. La "peur de passer pour un fraudeur", note la chercheuse, la peur "de se tromper", "de ne pas bien faire, d'entrer dans une relation conflictuelle avec l'administration, d'être suspecté", voire contraint à rembourser, a fortiori lorsqu'on est dépendant de l'administration pour les aides sociales, qu'on a peu de revenu. Cette phobie administrative ne touche d'ailleurs pas que les précaires : "en 2017, plus de la moitié des ministres ont eu une rectification de leur déclaration d'impôts. Ce qui montre qu'en fait, il y en a plein qui sont en difficulté, même à ce niveau-là."
Mais concrètement, les personnes les plus dépendantes de l'administration sont celles qui ont le plus à perdre dans un conflit avec elle, à savoir "les publics les plus précaires qui ont de faibles revenus, les personnes analphabètes, des personnes faiblement diplômées". "Les jeunes également sont en difficulté, le temps d'apprendre les codes de l'administration, qui est un langage juridique complexe". "Donc, on va avoir des personnes qui vont essayer de repousser sans cesse des démarches, qui vont chercher des renseignements", conclut la chercheuse, ce qui est d'autant plus difficile qu'à l'ère de la dématérialisation, "il y a de moins en moins de points d'accueil physiques pour trouver quelqu'un en capacité de nous accompagner"
Quelles solutions pour simplifier l'accès aux administrations ?
Une autre piste concrète d'amélioration serait de renforcer la formation des travailleurs sociaux. "Les choix organisationnels des administrations ont des conséquences sur l'accès aux droits", résume Nadia Okbani. Moins il y a de travailleurs formés à traiter certains dossiers jugés complexes, moins les bénéficiaires ont de chance de tomber sur la bonne personne, et moins leur dossier avance. "Là, au rayon détresse administrative, quand on passe trois fois un coup de fil à une administration et que trois personnes nous donnent des informations différentes, ça génère forcément du stress, de l'angoisse. Et ce n'est pas seulement lié aux personnes, qui devraient développer toutes ces compétences, c'est aussi lié à la manière dont l'administration va prioriser la formation de ses agents."
De son côté, Caroline Janvier a décidé de soutenir le combat de sa collègue du Nord Valérie Petit, et devrait être co-signataire d'une "résolution" pour la reconnaissance du "burn-out administratif". L'idée, explique-t-elle, est de "reconnaître que l'usager, face à l'administration, se retrouve dans une situation où celle-ci n'est pas bienveillante, une situation de stress émotionnel, et se retrouve à renoncer à une partie de ces droits". Au-delà de cette étape de reconnaissance, il s'agira ensuite pour la représentation nationale de prendre le problème de façon systémique, et de voir "comment on donne des outils à l'administré pour amener l'administration à se comporter d'une façon différente. Et, du côté de l'administration, comment elle peut prévenir cela et prendre conscience de ce qu'elle peut infliger -- en appliquant les règles qui lui sont données, bien sûr."
"Il y a tout un changement de culture à faire au sein des administrations pour qu'elles soient davantage dans le conseil et dans l'accompagnement que dans le contrôle et la sanction", martèle la députée du Loiret. Charge ensuite aux parlementaires d'émettre des recommandations, des propositions de loi, ou des amendements qui se grefferont sur d'autres dossiers, comme le projet de loi 4D. La députée du Loiret mentionne également la piste de la plateforme Simple, lancée par l'essayiste libéral Gaspard Koening. "Je vais le faire venir en circonscription début juillet pour une table ronde à la fois sur sa plateforme à lui, qui a recensé un tas d'histoires de ce genre et à la fois cette question du burn-out administratif."