ENQUÊTE. "Il n'en avait rien à foutre", le lourd passif d'un chirurgien d'Eure-et-Loir

France 3 Centre-Val de Loire révèle qu'une autre patiente est décédée après une opération de chirurgie bariatrique à l'Hôpital privé d'Eure-et-Loir, quatre avant le décès de Fanny Arnoult. Une expertise médicale a pointé des manquements du chirurgien. Avertie, la clinique a laissé le médecin exercer dans son établissement.

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"J'ai perdu une certaine joie de vivre", souffle Danielle Brierre. En 2012, sa petite sœur, Martine Dichiara, décède à la clinique Saint-François (aujourd'hui hôpital privé d'Eure-et-Loir), à la suite d'une opération pour soigner son obésité morbide.

"Elle a été prise de violents maux de ventre, au point de hurler", se rappelle-t-elle. Frappée par une grave infection, Martine Dichiara décédera dans un autre hôpital, près de Paris.

Comme Fanny Arnoult, dont France 3 Centre-Val de Loire a déjà raconté le destin funeste dans le premier volet de notre enquête, Martine Dichiara a été opérée par le chirurgien Daniel Boudara au sein de la clinique eurélienne.

Dans une procédure civile intentée par les proches de Martine Dichiara, les juges ont condamné, en 2018, le docteur Boudara (et deux autres praticiens) à payer des amendes pour une somme totale avoisinant les 150 000 euros pour avoir "manqué à leurs obligations" dans le suivi postopératoire de la patiente. 

Selon notre enquête, les premières conclusions d'une expertise médicale pointant des "erreurs, imprudences et manques de précaution dans l'analyse du dossier de la patiente" ont été rendues à l'avocat de la clinique en mai 2016, sans que cela semble alerter l'établissement de santé. 

À cela, s'ajoutent de nouveaux témoignages d’anciens patients qui estiment que leur suivi postopératoire s'est également avéré problématique.  

Contacté par l'intermédiaire de son avocat, Maître Jean-Christophe Boyer, le docteur Boudara conteste l'ensemble des accusations formulées par ces anciens patients : "Tous les mois existait au sein de la clinique une réunion "revue de comorbidité, comortalité" où étaient analysés les différents cas. Si les procédures n'étaient pas respectées, les autorités de tutelle à l'occasion des évènements indésirables ou majeurs n'auraient pas manqué d'agir."

Des opérations efficaces, mais risquées

Depuis une vingtaine d’années, la chirurgie bariatrique s’est installée en France comme la référence de la prise en charge des personnes atteintes d’obésité morbide. La sleeve et le bypass consistent à ôter ou diminuer une majeure partie de l’estomac.

Outre une perte de poids à long terme, ces opérations peuvent améliorer ou inverser le diabète de type 2, l'hypertension, l'apnée du sommeil, ou encore les déséquilibres hormonaux

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Mais ce sont également des opérations lourdes. Si le risque de décès est faible (inférieur à 1 % en moyenne), les menaces de complications sont plus importantes. Dans ce contexte, la Haute Autorité de santé (HAS) a mis en place, dès 2009, un protocole pour favoriser un suivi à long terme des patients.

La HAS recommande que toutes opérations soient réalisées après "échec d’un traitement médical, nutritionnel, diététique et psychothérapeutique bien conduit pendant 6-12 mois". En d’autres termes, la chirurgie bariatrique est un dernier recours. 

Des consultations jugées expéditives par des patients

"Moi ça s’est fait à une vitesse grand V", s’indigne Jacky Julien, opéré en octobre 2012. "J'ai vu le nutritionniste seulement quinze minutes avant qu’il accepte l’opération."

Pour lui, les suites de l'opération se sont très mal passées. L’homme indique avoir frôlé la mort. Aujourd’hui, il se sent aussi trahi. Il affirme que personne ne lui aurait proposé de traitement alternatif : "Le nutritionniste, il n’aurait pas pu me dire : 'Attendez monsieur, avant de vous faire opérer, on pourrait essayer autre chose ?' Mais il ne me l’a jamais dit", s’agace-t-il.

Comme pour Jacky Jullien, quatre autres patients ou leur proche avec lesquels France 3 Centre-Val de Loire s’est entretenue par téléphone témoignent du même vécu. Selon eux, les rendez-vous avec les spécialistes n’étaient qu’une formalité.

Christine*, ancienne infirmière du Conseil de l'ordre des infirmiers qui a travaillé avec la clinique, raconte : "Dans les grands centres qui font bien leur travail, les personnes voient plusieurs fois le psychologue, plusieurs fois différents intervenants, avant de se faire opérer. Et à la clinique Saint-François, cela pouvait être fait en deux mois top chrono". 

Protégée par le secret médical, l’indication opératoire était posée par le médecin et n’a jusqu’alors jamais été remise en cause par la justice

Groupe Elsan, propriétaire de la clinique Saint-François (aujourd'hui Hôpital privé d'Eure-et-Loir)

"L'intérêt thérapeutique est différent selon la situation de chacun dans le respect des données de la science. C'est tout le sens du diagnostic médical. Cette méthodologie a toujours été appliquée par Monsieur Boudara", balaie pour sa part l'avocat du chirurgien.

Un suivi qui questionne les patients

Certains anciens patients dénoncent également le comportement du chirurgien après leur opération, notamment lorsqu'apparaissent les premières douleurs. 

Nathalie Vasseur a été opérée en 2013. Quelques semaines après son passage à la clinique, elle souffre des intestins. "J’étais très fatiguée. J’ai perdu du poids rapidement.", raconte-t-elle. "Le docteur Boudara m’a dit que c’était normal, que c’était le but de l’opération."

En réalité, elle assure que son état de santé se dégrade rapidement : "Je ne pesais plus que 34 kilos, puis je suis partie dans un autre hôpital, où l'on m’a dit que j’étais déjà morte. J’ai été suivi pendant deux ans et ils m’ont sauvé la vie."

La préparation d’amont et le suivi postopératoire sont des éléments cruciaux du processus chirurgical.

 Rapport de l'Inspection générale des affaires sociales, 2018

Comme elle, Jacky Jullien a le sentiment que son suivi a été négligé après l'arrivée des complications. Quelques jours après son opération en 2012, il se sent très faible. "Mais le chirurgien m'a dit que tout allait bien. Globalement, il n'en avait rien à foutre", se remémore-t-il, agacé.

"Il a fallu que ma fille, infirmière, insiste pour que le corps médical me fasse une prise de sang. Mes analyses étaient catastrophiques. Elle m’a sauvé la vie". Jacky Jullien demandera à être hospitalisé dans un autre hôpital où il affirme être resté un mois.

Interrogée sur ces récits, la clinique renvoie la balle au docteur Boudara : "Le suivi postopératoire est réalisé par le praticien. La sortie du patient se fait également sur décision médicale. Le médecin est responsable de ses décisions".

De son côté, l'avocat considère ces témoignages comme "relevant plus du ressenti humain qui est éloigné d'une analyse médicale pertinente"et rappelle que ces derniers doivent "être mis en perspective avec la très nombreuse patientèle de Monsieur Boudara".

 

Six plaintes prescrites

Mais ces patients ne sont pas les seuls à estimer que leur prise en charge a peut-être été problématique. En parcourant l'ordonnance rendue en novembre 2022 par la Justice, France 3 Centre-Val de Loire s'est aperçue que six patients s'étaient manifestés à partir de 2017 et avaient porté plainte contre le docteur. Mais nous n'avons pas été en mesure de les identifier. 

"Ce n'est pas courant d'avoir un médecin qui a six plaintes pénales dans la foulée d'une plainte suite à une patiente qui décède en postopératoire", reconnaît Maître Jean-Christophe Boyer, l'avocat de Daniel Boudara. "Mais c'est à prendre avec beaucoup de pincettes. Il faut tenir compte de la particularité de ce dossier [celui de Fanny Arnoult]. Premièrement il a été médiatisé. Ensuite, ces patients n'ont jamais porté plainte quand ils se sont sentis insatisfaits dans les résultats escomptés".

Une condamnation en 2018

Quelques jours après l’opération de Jacky Jullien, c’est au tour de Martine Dichiara d’être opérée à la clinique Saint-François. Cette patiente décédera quelques jours plus tard notamment à cause de "manquements" de Daniel Boudara dans le suivi postopératoire de la patiente, selon les mots des juges du tribunal de grande instance de Chartres. 

En effet, une expertise médicale commandée par la Justice et datée de juin 2016 pointe la responsabilité du chirurgien notamment pour avoir permis à Martine Dichiara de sortir malgré des symptômes inquiétants. Sur les huit critères de sorties pour les personnes opérées que le docteur s'impose, "quatre n'étaient pas remplis", indique le rapport. 

L'experte note que ces manquements n'ont pas entraîné les complications survenues après l'opération, ni même le décès de la patiente. 

Elle estime en revanche que Daniel Boudara n’a pas "suffisamment pris en compte" certains symptômes "qui auraient pu donner l’alerte". Ces manquements constituent "une perte de chance de 60 %, dont 40 % reviennent au docteur Boudara" et "20% à l’anesthésiste". 

En s’appuyant sur cette expertise, le tribunal de grande instance de Chartres a condamné en 2018 le docteur Boudara et deux autres médecins à payer plusieurs amendes aux membres de la famille de Martine Dichiara, pour une somme totale avoisinant les 150 000 euros.

"Le poste de préjudice spécifique ne signifie en rien que Monsieur Boudara serait à l'origine du décès. Bien au contraire, l'expertise dit l'inverse", insiste l'avocat du docteur.

Une expertise rendue à la clinique en mai 2016

La clinique avait-elle connaissance de ces dysfonctionnements ? "S’il n’y a pas de plainte ou d’événement indésirable grave, il est tout à fait possible que l’établissement n’en ait pas connaissance. Néanmoins, un patient mécontent peut faire appel à la commission des usagers (CDU). Mais entre 2009 et 2016, nous n’avons aucun dossier médical en chirurgie bariatrique, soulevé en CDU", fait savoir le groupe Elsan.

Mais des éléments auxquels l'établissement a eu accès auraient pu mettre la puce à l'oreille. Dans la procédure concernant Martine Dichiara, l’experte médicale a rendu ses premières conclusions à l’avocat de l'hôpital privé dans le courant du mois de mai 2016, selon des courriers que nous avons pu consulter.

La clinique ne semble pas avoir estimé nécessaire de prendre des mesures, même temporaires. Daniel Boudara a continué d'opérer au sein de la clinique jusqu'en 2017. Il est désormais à la retraite. 

Une alerte en 2012 à l'ARS

De son côté, l’Agence régionale de santé a été alertée dès décembre 2012. La famille de Martine Dichiara partage à l’organisme ses doutes sur la rigueur du suivi des médecins, selon des échanges que nous avons pu consulter.

Le délégué territorial puis le directeur général adjoint de l’époque lui répondent au début de l'année 2013. Ils expliquent qu’une inspection "est en cours" et que les conclusions seront "communiquées" à la famille. "Mais nous n’avons jamais rien reçu", assure Danielle Brierre.

Nous avons sollicité l'ARS pour connaître les conclusions de cette inspection. L'organisme répond ne pas avoir le droit de nous les faire parvenir, le rapport n'étant pas communicable au grand public.

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