Cinq jours après la manifestation d'ultradroite à Paris, la polémique se poursuit sur les réseaux sociaux. Certains responsables politiques renvoient déjà dos à dos "ultradroite" et "ultragauche". Que pèsent réellement ces deux extrêmes en France ?
Avec retard et timidité, la manifestation en mémoire du militant nationaliste Sébastien Deyzieu, mort le 7 mai 1994, fait réagir la sphère politique. Près d'une semaine après, la Première ministre Élisabeth Borne s'est dite "choquée", le préfet de police de Paris Laurent Nuñez est embarrassé, le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin a décidé de sévir, et même des députés RN ont trouvé ce défilé d'hommes cagoulés "dérangeant".
Pour autant, une petite musique s'est imposée au fil des jours sur les réseaux sociaux. Tout nazis bodybuildés qu'ils soient, les membres du Comité du 9 mai (C9M) et leurs affidés "n'ont pas cassé de vitrine, eux", lit-on sur les réseaux sociaux. Ils n'ont pas non plus brûlé de poubelle ou jeté de cocktail molotov sur des policiers qui de toute façon n'étaient là qu'en petit comité.
Utragauche tentaculaire, ultradroite minimisée
Autorisé avec un dispositif policier minimal, le modeste cortège oppose en effet un contraste saisissant avec les manifestations massives qui ont accompagné la réforme des retraites, mais aussi avec les violences policières et les dégradations dont elles ont été émaillées.
Lorsqu'elles sont commises par des manifestants, les violences sont, à en croire le ministère de l'Intérieur, la préfecture de police ou même le président de la République, le fait de "factieux", de "black blocks", appartenant à une "ultragauche" tentaculaire. De là à dire qu'elle est plus dangereuse que les néo-nazis adeptes des ratonnades, il n'y a qu'un pas.
Sainte-Soline, champ de bataille
L'ultragauche, c'est l'ennemie numéro 1, à en croire Gérald Darmanin. À plusieurs reprises depuis le mois de mars, le ministre de l'Intérieur multiplie les sorties pour dénoncer les violences qui émanent en marge des manifestations depuis l'utilisation du 49-3 pour imposer la réforme des retraites.
Point d'orgue de cette escalade verbale, après les affrontements survenus à Sainte-Soline, contre le projet de mégabassine. Gérald Darmanin, dans un long entretien accordé au Journal du Dimanche le 6 avril, promet de ne jamais céder "au terrorisme intellectuel de l'extrême-gauche". Quelques jours plutôt, il avait déjà qualifié certains de ces opposants au projet "d'éco-terroristes".
Un répertoire guerrier partagé par le président de la République, Emmanuel Macron, qui estime que "des milliers de gens" s'y étaient rendus "pour faire la guerre". Coup de communication politique ou analyse au plus près de la réalité ? La République est-elle en danger face à ceux que le gouvernement qualifient "d'extrême-gauche" ou "d'ultragauche" ?
Que représente la menace de l'ultragauche ?
En préalable, il est à noter que les termes d'extrême-gauche et d'ultragauche ne désignent pas les mêmes personnes. Pour Caroline Guibet Lafaye, directrice de recherche en philosophie et sociologie au CNRS, autrice de l'article "Légitimer, rationaliser, expliquer la violence politique" paru dans la revue Société et sociologie, le terme d'ultragauche permet d'"inclure plus de personnes, des mouvements marginaux qui ne rentreraient pas dans ce qu'on appelle l'extrême-gauche sur l'échiquier politique". Une manière, donc, de brouiller les lignes, d'amalgamer sans définir.
L'extrême-gauche reste pourtant bien identifiable : "les trotskystes, les maoïstes... ils sont toujours présents aujourd'hui dans le paysage politique", détaille Caroline Guibet Lafaye. Sept de ces militants radicaux ont d'ailleurs été interpellés, en 2020, soupçonné de préparer une action violente, poussant le parquet antiterroriste à se saisir.
Une médiatisation plutôt rare, comme l'indique une note de CREOGN, le centre de recherche de l'école des officiers de la Gendarmerie, en janvier 2022 : "L’ultragauche française focalise son activité sur le "sabotage" [...]. L’absence de violence envers les personnes, à l’exception des forces de l’ordre, permet à la mouvance de profiter d’une empreinte médiatique moindre, comparée à celle du djihadisme ou de l’ultra-droite."
Une analyse partagée par Marion Jacquet-Vaillant, docteure en science-politique, spécialiste de l'extrême-droite : "Chez l'extrême-droite, la violence s'exerce plus sur les personnes alors que l'extrême-gauche a un autre rapport à la violence qui s'exerce plutôt sur les biens". "L'extrême-gauche s'en prend aux symboles du capital ou de l'État. À l'extrême-droite, dans la mesure où il s'agit de protéger la France des immigrés, ils s'en prennent aux immigrés", abonde Caroline Guibet Lafaye. "Ça ne veut pas dire que l'extrême-gauche illégale n'a jamais tué personne."
Dès lors, les qualificatifs utilisés par Gérald Darmanin à l'encontre de militants de gauche peut sembler, aux yeux de certains scientifiques, disproportionnés. Notamment celui d'"éco-terroristes" à l'égard des écologistes de Sainte-Soline, qui "ont reçu des milliers de grenades lacrymohènes", note Caroline Guibet Lafaye. Le terrorisme, selon le code pénal, revient ainsi à "troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur" :
Qui a éprouvé un sentiment de terreur, à part les manifestants écologistes ? Est-ce que le comportement des manifestants avait quoi que ce soit à voir avec les comportements qui visent à terroriser la population ? Entre Sainte-Soline et le 13 novembre, il y a une différence notable.
Caroline Guibet Lafaye, directrice de recherche en philosophie et sociologie au CNRS
Simplement, ce qualificatif d'éco-terroriste "permet de disqualifier les gens qui veulent faire bouger les lignes", note la sociologue. Selon elle, "la criminalisation des mouvements sociaux" est ainsi un "procédé très fréquent".
Inquiétude grimpante sur l'ultradroite
C'est plutôt la mouvance située de l'autre côté de l'échiquier politique qui inquiète au sein des services de sécurité. Dès 2016, Patrick Calvar, le patron des renseignements intérieurs français alertait sur la menace de l'ultra-droite, lors d’une audition devant la commission de la défense nationale et des forces armées :
Nous sommes, nous, services intérieurs, en train de déplacer des ressources pour nous intéresser à l’ultra-droite qui n’attend que la confrontation […]. Il nous appartient donc d’anticiper et de bloquer tous ces groupes qui voudraient, à un moment ou à un autre, déclencher des affrontements intercommunautaires.
Patrick Calvar, directeur général de la Sécurité intérieure du 30 mai 2012 au 31 mai 2017
Plus récemment, le 2 avril, le compte Twitter Majdaât a fait fuiter de nombreuses discussions de "boucles" Telegram réunissant néonazis, identitaires, fidèles d'Eric Zemmour et catholiques traditionnalistes sous une même bannière : FR DETER (Français déterminés). Au programme de ces échanges : des appels à des actions violentes et racistes.
"Ce qui est inédit et un peu fascinant c'est qu'historiquement, l'extrême-droite rassemble des groupes très différents qui se perdaient en querelles idéologiques. Or dans ces boucles, il est assez marquant de voir que le dénominateur commun est plus important que l'idéologie. C'est une nouveauté. Cela ressemble à un changement de référentiel", note Marion Jacquet-Vaillant.
Une enquête a bien été ouverte quant à ces boucles Telegram, fermées depuis, notamment pour "apologie du terrorisme". Mais, à l'inverse de Sainte-Soline, le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin n'a pas utilisé le terme de "terroristes" pour en qualifier les membres.