Le taux de pauvreté reste relativement élevé en France, notamment en raison de l'inflation, selon les derniers rapports de l'Insee. Pourtant, dans le même temps, les profits augmentent.
Depuis 2017, les Français s'appauvrissent. Ou plutôt, le taux de pauvreté augmente doucement, et semble se stabiliser à un taux élevé en 2022 selon les derniers chiffres de l'Insee. En valeur absolue, la France est le pays de l'Union européenne où la progression de la pauvreté est la plus importante depuis 2017, selon l'institut européen Eurostat.
Selon ces chiffres, 14 Français sur 100, soit 9,1 millions de personnes, se trouvaient en situation de "pauvreté monétaire" en 2022. Les rapports sur la pauvreté et les privations, parus le 11 juillet dernier, tracent le portrait où l'argent continue à manquer, notamment à cause de l'inflation.
Ainsi, les Français sont plus nombreux à se priver de se chauffer ou d'acheter des aliments protéinés (viande, poisson, ou équivalent végétal), ou de s'acheter des meubles ou des vêtements neuf.
Paradoxalement, les prix élevés de l'alimentation ne semblent pas profiter aux agriculteurs, qui continuent à être une des catégories socio-professionnelles, outre les chômeurs et les inactifs, les plus exposées à la pauvreté. Près d'un ménage agricole sur six vivrait ainsi sous le seuil de pauvreté, selon l'Insee.
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De nouveaux profils aux Restos du Cœur
Comme toujours, la catégorie sociale et la situation familiale déterminent une bonne part du niveau de vie. Personnes au chômage, peu diplômées et famille monoparentale sont donc les premières concernées par la pauvreté, ainsi que les catégories qui n'ont pas le droit de travailler, comme les personnes sans papier (qui se retrouvent tout de même employées par des entreprises peu regardantes sur le droit du travail).
Dans le seul département du Loir-et-Cher, entre 5500 et 6000 personnes sont bénéficiaires des Restos du Cœur, qui distribuent plus d'un million de repas par an. "Depuis septembre 2023, on a une augmentation très forte, de près de 30%", relate Jean-Pierre Monereau, président de l'association dans le département. Une augmentation clairement liée "à l'inflation et aux charges énergétiques", détaille-t-il.
Parmi les nouveaux profils, des retraités qui ne parviennent plus à joindre les deux bouts, des étudiants éprouvés par l'inflation, mais aussi des "travailleurs pauvres", dont la rémunération ne leur permet pas de s'alimenter correctement. Ou de subvenir aux besoins de leur famille. Faute de moyens et de bénévoles, certains Restos du Cœur ont même dû restreindre les conditions d'accès à leur service.
Le sentiment de déclassement des Français est-il fondé ?
À l'inverse, le déclassement en tant que tel semble un phénomène en augmentation mais difficilement mesurable. "Tout le monde peut théoriquement tomber dans la pauvreté, mais statistiquement ce n'est pas le cas", tranche Louis Maurin, directeur de l'Observatoire des inégalités, à Tours. "On n'est pas dans une société d'égalité des chances. Le déclassement, en soi, ne serait d'ailleurs pas si grave si c'était le cas."
Ce qui est étonnant, c'est que la pauvreté ne diminue pas alors que le chômage baisse. Le facteur majeur, c'est la forte proporion d'emploi précaire. On n'arrive pas à passer d'une baisse du chômage à une baisse du taux de pauvreté.
Et c'est peut-être là que se trouve une explication du sentiment de déclassement qui s'empare de pans entiers de la société. "La vraie hausse de la pauvreté a eu lieu dans les années 2000, c'est un phénomène ancien sur lequel on n'arrive pas à revenir", juge Louis Maurin.
Ce n'est pas un effondrement, mais un marasme, une stagnation des catégories populaires, qui voient les classes moyennes maintenir l'écart, voire le creuser.
Louis Maurin, directeur de l'Observatoire des inégalités
Dans un contexte de pression "extrêmement forte" à la consommation, cet écart, ce déclassement "relatif", suffisent à entretenir de fortes tensions. Des tensions qu'on a vu exploser, par exemple, lors des révoltes des gilets jaunes en 2018 et 2019.
Où va l'argent des pauvres ?
Le prix de l'alimentation qui ne cesse de flamber, c'est l'une des priorités de Romain Henry, co-porte-parole de la Confédération paysanne en Indre-et-Loire. Le syndicat agricole fait un constat simple : "pour nous il faut établir le lien entre une inflation alimentaire à 20% et les profits industriels record", tandis que le niveau de vie et de revenu des agriculteurs stagne, voire régresse.
D'où la proposition de la Confédération paysanne de "sortir du modèle libéral" via l'instauration d'une Sécurité sociale de l'alimentation, sur le modèle de ce qui a été mis en place après-guerre dans la santé. "Les normes actuelles vont parfois à rebours de l'intérêt général, avec des producteurs 'uberisés', qui n'ont plus de poids dans les négociations."
De fait, outre la pression à la consommation, comment, dans le même temps, le taux de pauvreté stagne, tandis que l'emploi augmente et que les profits s'accumulent ? En bref, pour reprendre la formule du sociologue Denis Colombi, "où va l'argent des pauvres" ? La réponse pourrait se trouver à l'autre bout du spectre économique.
Selon les données de l'Observatoire des inégalités, le seul, pour le moment, à faire la distinction d'un "seuil de richesse", les riches sont en effet à la fois moins nombreux et plus riches qu'avant. L'effet commence à se faire sentir au-dessus d'un niveau de vie d'environ 6000 euros par mois (pour une personne seule).
"Des évolutions démesurées" chez les ultra-riches
"Et tout en haut de l'échelle", complète Louis Maurin, "on a des évolutions qui sont folles, démesurées. Au point où cela dépasse l'entendement. Il y a une forme d'indécence à constater que quelqu'un peut gagner en un an l'équivalent de 2000 an de salaire."
À titre d'exemple, pour gagner autant que Bernard Arnault, première fortune mondiale, en un an, une personne dotée d'un revenu de 5000 euros par mois devra économiser pendant... 20 000 ans. Le patron de LVMH aura par ailleurs gagné un peu plus de 2000 euros pendant la minute nécessaire à lire ce paragraphe, contre environ 4 centime si vous gagnez le Smic.
"La pauvreté, c'est concret", assène le directeur de l'Observatoire des inégalités. Et ce phénomène a des conséquences, elles aussi concrètes, à grande échelle. Toutefois, on peut se rassurer en se disant que, dans une comparaison internationale, la France reste l'un des pays où le taux de pauvreté reste l'un des plus faible. "On ne fait pas rien", concède Louis Maurin, "mais les politiques publiques sont loin d'être à la hauteur des objectifs affichés".