INFOGRAPHIE. Comment a-t-on perdu 2 millions d'exploitations agricoles en 50 ans en France ?

Depuis la seconde moitié du XXe siècle, l'agriculture n'a plus grand-chose à voir avec la manière dont elle se pratiquait au cours des millénaires précédents. Et la colère agricole de ce mois de janvier a beaucoup à voir avec un métier qui a changé en profondeur, pas toujours pour le mieux.

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Entre les autoroutes bloquées, les manifestations, un McDonald vandalisé et une préfecture recouverte de lisier, les images choc de la colère des agriculteurs ont marqué l'actualité depuis le 24 janvier.

Au-delà de modes de manifestation impressionnants, mais déjà vu dans le passé ou à l'étranger, et l'étonnante indulgence des forces de l'ordre, la société française semble s'être soudainement souvenue d'une profession pourtant cruciale, mais qu'on voit peu. Il faut dire que les agriculteurs ne représentent plus que 1,5% de la population, contre 7% dans les années 80 et plus de 30% avant la Seconde guerre mondiale.

"Ce n'est plus du tout le même travail"

De fait, le portrait robot de celles et ceux qui ont vocation à nourrir tous les autres a drastiquement évolué depuis le milieu du XXe siècle. De 2,5 millions en 1955, le nombre d'exploitations tombe à 1,5 million en 1970, 500 000 en 2010 et moins de 400 000 en 2020. À l'inverse, la taille des exploitations explose, et passe de 10 hectares en moyenne à plus de 68 hectares en 2020.

"Tout a changé, ce n'est plus du tout le même travail", résume Gérard Béaur, directeur de recherche émérite au CNRS, directeur d'études à l'EHESS et historien spécialiste du monde rural. "Il y a cinquante ans environ, on s'est engagé dans un processus d'encouragement du productivisme. On sortait d'une période de pénurie après la guerre, l'enjeu était donc de produire beaucoup."

Le "grand virage" entre l'agriculture du siècle dernier et celle d'aujourd'hui, c'est la Politique agricole commune (PAC) européenne, mise en place en 1962, "qui a pour but en quelque sorte de rendre l'Union européenne autosuffisante", poursuit l'historien. "Il fallait donc produire beaucoup. La quantité d'engrais utilisé aujourd'hui n'a plus rien à voir, et l'agriculture est beaucoup plus intensive." L'évolution se fait aussi sur le plan technique : "les tracteurs, les machines sont devenues plus énormes, plus complexe aussi." De nos jours, "sur de très grandes exploitations céréalières, un homme seul peut exploiter plusieurs centaines d'hectares".

Un agriculteur, c'est quelqu'un qui comme autrefois cultive le sol, mais c'est aussi un technicien, un comptable [...] Une exploitation est devenue une entreprise comme une autre

Gérard Béaur, historien

De fait, cette évolution a entraîné la multiplication par trois de la productivité agricole. À l'inverse, le nombre d'agriculteurs est passé de 30% à seulement 1,5% de la population en 2021, selon le ministère de l'Agriculture.

En revanche, la surface agricole utile (SAU), ne varie que très peu dans les dernières années. De 54,4% en 1970, l'agriculture occupe toujours près de 49% de la surface de la France métropolitaine, soit 269 000 km² selon l'Agreste, le service statistique du ministère de l'Agriculture. Les exploitations sont donc plus concentrées. Ainsi, dans un grand nombre de communes, l'essentiel de la surface est donc toujours dédiée à l'agriculture, même si le nombre d'exploitations a diminué.

Engranger les profits, ou éponger les dettes

On pourrait donc croire à une augmentation, presque mécanique, du niveau de vie des agriculteurs, dopé par cette forte hausse de la productivité. Et en effet, le revenu net par agriculteur a plutôt augmenté depuis les années 70, notamment grâce à la PAC.

Mais cette hausse cache en revanche de très fortes disparités. Le niveau de vie d'un viticulteur gérant son vaste domaine du Médoc et exportant aux États-Unis et en Chine n'a pas grand-chose à voir avec celui d'un éleveur laitier, dont les prix sont tirés vers le bas par les multinationales de l'industrie agro-alimentaire et la grande distribution.

Le type d'exploitation est significatif dans la répartition des niveaux de revenus. Si dans la grande majorité des exploitations agricoles, le revenu du ménage est complété par un salaire (venant par exemple d'une activité secondaire de l'agriculteur ou de l'activité professionnelle de son conjoint), les disparités sont massives.

En 2018, note par exemple l'Insee, "les revenus générés par l’activité agricole des ménages des territoires viticoles sont 1,9 fois supérieurs à ceux des territoires d’élevage bovin". La différence va même presque du simple au triple entre les élevages bovins et les grandes cultures diversifiées.

"Les grands céréaliers n'ont jamais vraiment souffert" de la variation des cours depuis la seconde moitié du XXe siècle, estime Gérard Béaur. "Au contraire, cette culture capitalistique leur a permis d'engranger des profits". La France joue d'ailleurs "un rôle capital dans l'approvisionnement mondial en céréales, dans la mesure où la production française est plus stable que celle des autres grands exportateurs".

Pour les éleveurs, à l'inverse, la situation a toujours été plus fragile. "Quand les cours chutent, c'est à la verticale, et là, ils ne s'en sortent pas", résume l'historien, qui estime que "ce n'est pas un hasard si beaucoup des blocages de ces derniers jours ont eu lieu dans le sud-ouest ou en Bretagne, qui sont dans des situations plus tendues." Cette volatilité des prix est encouragée à la fois par les géants de l'agro-alimentaire, comme Lactalis, soucieux de garder le prix du lit au plus bas, et au libre-échange croissant avec l'Amérique du Sud, malgré certaines garanties.

Les foyers spécialisés dans le maraîchage et l'horticulture sont un cas à part : ils ont l'un des revenus agricoles parmi les plus faibles, mais complétés par d'autres sources de revenus plus rémunératrices. Ainsi, observe l'Insee, "leurs ressources sont en moyenne supérieures de 30 % au revenu disponible moyen de l’ensemble des ménages agricoles". 

Des territoires marginalisés

La configuration du territoire joue pour beaucoup dans la rémunération des agriculteurs. Les immenses territoires céréaliers de la Beauce et les terroirs viticoles du sud-ouest et de la Champagne affichent un niveau de vie très élevé, qui peut dépasser les 35 000 euros par an (soit parmi les 30% les plus riches de la population française).

À l'inverse, les territoires plus orientés vers l'élevage, comme l'ouest de la France, le Limousin ou le sud de la Bourgogne, ont un niveau de vie plus bas, souvent sous les 20 000€ par an en moyenne.

Une transition écologique dans la douleur

Depuis les années 2000, l'agriculture se retrouve à un carrefour qu'elle ne peut plus franchir que dans la douleur. D'un côté, l'industrialisation lui a apporté des rendements incomparables à ceux d'il y a un siècle. De l'autre, la destruction du vivant engendrée par le productivisme, qui provoque une prise de conscience des consommateurs à court terme, mais risque aussi, progressivement, d'affecter les rendements.

"Beaucoup se reconvertissent en bio" pour accompagner cette transition écologique, note Gérard Béaur, notamment en viticulture, pour capter le marché du vin bio. Mais le bio est à la fois plus contraignant, plus cher et ne rencontre pas toujours son public. C'est ce qui fait que le nombre d'exploitations bio croît plus lentement, voire recule dans certaines régions. En Centre-Val de Loire, les 115 000 hectares consacrés à l'agriculture bio, soit 4,9% de la surface agricole utile, pourraient bien reculer en 2024 en raison de la baisse de la demande.

À l'inverse, l'agriculture conventionnelle utilise beaucoup, peut-être même trop d'engrais et de pesticides, dont les risques pour la santé humaine (et en premier lieu, celle des agriculteurs eux-mêmes) sont soit mal connus, soit minorés par le lobby de l'industrie chimique.

"L'agriculteur lui-même, parfois, a peur de ne pas assez produire, et utilise volontairement davantage d'engrais", indique Gérard Béaur. "On retrouve la même crainte sous l'Ancien régime : les historiens se sont aperçus que les gens semaient beaucoup plus que nécessaire, par peur d'avoir des pertes. Alors qu'avec moins de semence gaspillée de cette manière, ils auraient finalement eu un meilleur rendement."

Une profession sur le déclin ?

Les conséquences sur la biodiversité sont incontestables. Selon un rapport parlementaire publié ce 24 janvier, "la France est devenue le deuxième pays européen le plus utilisateur de pesticides". En parallèle, "la biodiversité s’est effondrée : les populations d’oiseaux ont diminué de 43 %, plus de 40 % des eaux de surface sont affectées par des pollutions diffuses, et les sols sont de plus en plus dégradés."

Vieillissement de la population agricole, disparition exponentielle des exploitations (près de 20%, soit 100 000 exploitations, ont disparu entre 2010 et 2020), conditions de vie matérielles difficiles et suicides : l'existence même de la profession d'agriculteur semble être remise en question.

À l'inverse, l'installation de jeunes agriculteurs ne compense pas les départs, notamment en raison de la difficulté d'accéder au foncier et à un capital de départ. Alors même qu'on n'a peut-être jamais autant parlé d'eux, le mouvement de colère des agriculteurs a donc les accents désespérés d'un baroud d'honneur.

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