La professeure d'anthropologie de l'université de Tours revient d'un séjour sur une station française en Antarctique. Trois mois coupés du monde, pour comprendre comment se forme une société.
Imaginons une station scientifique perdue au milieu des glaces, à des milliers de kilomètres de la civilisation. Un pavillon français y flotte, des scientifiques de tout poil y font des expériences : géologues, ornithologues, climatologues... Toute un environnement social venu étudier ce qu'offre le grand froid. Et pour les étudier eux, une anthropologue !
Il y a une semaine, Isabelle Bianquis est revenue d'un séjour de trois mois à la station Dumont-d'Urville, quelques bâtiments occupant une minuscule île située à 5 km du continent Antarctique, en Terre Adélie. Professeur d'anthropologie à l'université de Tours, elle s'est spécialisée, au cours de sa carrière, sur l'étude des sociétés, particulièrement les sociétés nomades en Mongolie ou récemment sédentarisées en Sibérie.
Apéro le samedi soir
C'est avec la même soif de comprendre "la fabrique de la société" et "comment elle s'organise dans des contextes extrêmes" qu'Isabelle Bianquis est partie pour l'Antarctique. En trois mois, l'anthropologue a pu réaliser plus d'une soixantaine d'entretiens et biographies détaillés des personnes vivant sur place. Arrivée en octobre, elle a d'abord interrogé quelques hivernants sur le départ, après plusieurs mois passés dans le noir complet de l'hiver austral (de mai à octobre) où aucun ravitaillement n'est possible à cause de la banquise. Sur cette période, ils sont une vingtaine à garder les lieux, pour conserver la station en état.
En octobre, une cohorte de scientifiques et techniciens vient prendre ses quartiers sur place. En tout, entre 60 et 80 personnes cohabitent là durant l'été austral, pendant lequel le soleil ne se couche jamais. "Forcément, ça donne lieu à des scènes étonnantes, parce qu'on peut se lever à 1h du matin et on croisera du monde dans les couloirs parce qu'il fait plein jour", témoigne la scientifique. Ce qui n'empêche pas une certaine routine de s'installer, avec apéro le samedi soir où "tout le monde porte des charentaises".
Société, tu m'auras
Là-bas, "difficile de s'isoler, d'avoir du calme" dans un espace clos où tout est partagé, que ce soit le moment des repas, les dortoirs et les salles de bain. Conséquence de cette proximité : "les liens se créent très rapidement et sont très forts", explique Isabelle Bianquis. Il n'est d'ailleurs "pas interdit" de tomber amoureux, "des couples se forment chaque année". Mais il est demandé "de rester discret pour ne pas provoquer de la gêne ou de la jalousie", assure-t-elle.
Car, dans un tel environnement de promiscuité et d'isolation du reste du monde, tout est fait pour préserver la paix sociale. "Tous ceux avec qui j'ai fait des entretiens ont un comportement récurrent, celui de faire des efforts, faire attention à ne pas perturber la vie communautaire", explique Isabelle Bianquis.
De façon générale, la sélection préalable des quelques élus autorisés à venir sur place laisse de côté "les gens à problèmes". Il n'empêche que des conflits plus ou moins larvés peuvent naître. Mais ils sont toujours remontés au chef de district, qui "convoque les deux parties pour arranger l'affaire". Et ainsi éviter que les problèmes ne s'enveniment, jusqu'à abîmer la coexistence. "Il reste la menace, assez efficace, de remettre la personne dans le bateau." Pour ravitailler et changer les équipes, un navire de la Marine nationale fait ainsi l'aller-retour cinq fois pendant l'été austral depuis la Tasmanie, plus proche terre habitée à... 2 600 kilomètres au nord.
D'intrus à compagnon
Dans cette micro-société éphémère, Isabelle Bianquis a bien dû trouver une place pour elle-même, qu'elle définit comme de "l'observation participante" :
On participe à la vie collective, mais on prend de la distance avec ce qu'on vit. Un ethnologue n'a pas sa place dans ce groupe, on est un peu un intrus en arrivant. Donc je n'ai pas fait d'enquête au début, j'ai juste essayé de les mettre en confiance.
Isabelle Bianquis, professeure d'anthropologie à l'université de Tours
D'autant que, dans un contexte où l'on vit là où l'on travaille, "la frontière entre vie privée et vie professionnelle n'existe pas". À la fois pour soi, mais aussi dans le regard de l'autre. "J'avais de très bonnes relations avec des personnes là-bas, et certains me disaient parfois : "Oh ça je te le dis mais tu ne le publies pas !""
Voyage, voyage
Revenue en Touraine le 27 janvier, Isabelle Bianquis s'attèle désormais à analyser les centaines d'heures d'entretiens réalisés durant son séjour. Ses conclusions seront publiées sous forme d'articles dans les prochains mois, approchant chacun un angle différent, comme le rapport au temps, la hiérarchie, les motivations ou encore les rapports de genre. "À une époque, c'était un milieu très masculin, précise l'anthropologue. Ca sentait la testostérone, comme disait un des scientifiques." Depuis, les effectifs se sont (un peu) féminisés : sur la grosse soixantaine de personnes qu'elle a côtoyées sur place, environ dix étaient des femmes. "Il semblerait que les hommes font aujourd'hui plus attention à leur vocabulaire", explique-t-elle.
Et malgré ces publications prévues, l'enquête n'est pas terminée. Isabelle Bianquis entend garder le contact avec ceux qui vont passer l'hiver là-bas via des entretiens par Skype. Histoire de "voir si cette société va perdurer".
À plus long terme, elle espère que "des anthropologues aillent dans les stations de tous les pays pour voir si c'est partout pareil ou complètement différent". Elle-même souhaite repartir dès novembre, cette-fois sur les îles Kerguelen. L'appel du grand sud.