En cette semaine du handicap, France 3 est allé visiter un Esat, établissement médico-social qui emploie des personnes en situation de handicap et les fait travailler avec un accompagnement personnalisé. Mais sans les protections du Code du travail.
1 500 établissements à la renommée relativement confidentielle, mais devenus de plus en plus importants dans la prise en charge du handicap en France. Le pays est maillé de nombreux Esat, abréviation des établissements de soutien et d'aide par le travail. Dans ces structures, travaillent des personnes dont le handicap est trop important pour leur permettre de travailler en indépendant, dans une entreprise adaptée, ou "ordinaire", comme l'explique le ministère du Travail.
En tout, 120 000 personnes en situation de handicap travaillent en Esat en France. Mais pas tout à fait comme tout le monde. À l'Esat de Notre-Dame-d'Oé, en Indre-et-Loire, travaillent 85 personnes en situation de handicap, et 14 salariés autour d'eux. "Des moniteurs d'atelier des chargés d'insertion professionnelle, une conseillère, une neuropsychiatre", liste Christèle Bernardet, la directrice du lieu pour le compte d'APF France Handicap.
Des bénéfices au-delà du travail
Une équipe présente autour des personnes en situation de handicap pour leur permettre d'accéder à une activité professionnelle, malgré tout. À l'Esat de La Couronnerie, près d'Orléans, Virginie Bodo assemble des applicateurs à rouge à lèvres. "On en fait environ 3 200 par jour", explique-t-elle. Avant d'ajouter, avec une certaine fierté, que ses productions partent "chez Dior, LVMH, L'Oréal, et un peu dans tous les pays, comme l'Italie".
Pour elle, ce travail, c'est "un gagne-pain", qui motive. "On est heureux et heureuses dans notre boulot", confirme Joséphine Ndozi Kinavuidi, qui travaille, à quelques pas de Virginie, au remplissage de trousses de premiers secours. Elle se réjouit de pouvoir "se rendre utile".
Car la mission de l'Esat dépasse le simple aspect professionnel, comme l'explique Christèle Bernardet :
Ça nous permet d'accompagner les personnes en situation de handicap par le travail, ce qui leur fait travailler plein de choses, que ce soit moteur ou cognitif. Et ça leur permet de sortir de chez eux, de voir autre chose, de travailler en équipe...
Christèle Bernardet, directrice de l'Esat de Notre-Dame-d'Oé
Autour des "travailleurs", les salariés de l'établissement encadrent, accompagnent, personnalisent. "J'adapte en fonction de leur handicap, s'ils savent compter ou pas, s'ils sont voyants ou non", explique Marie Picard, monitrice d'atelier à La Couronnerie. Avec, pour finalité, que tous "arrivent à faire le travail comme il faut".
Le handicap, un frein ou un argument de vente pour les clients des Esat ?
Car le travail fourni n'est pas "au rabais", insiste Christèle Bernardet. "C'est un travail de grande qualité, parfois surqualitatif." Une vraie nécessité car, si les salariés sont rémunérés par l'Agence régionale de santé, en tant qu'employés d'une structure médico-sociale, les travailleurs, eux, sont payés grâce aux revenus de l'Esat. Qui doit donc être à l'équilibre financier.
Pour cela, il faut vendre, tout simplement. Une mission pas toujours simple face à la "méconnaissance" du monde économique, à en croire Philippe Balin, le directeur de l'Esat de La Couronnerie. "Une grosse partie de notre travail, c'est rassurer les entreprises sur le respect des délais, sur la qualité... Là où une entreprise mettra un salarié lambda, nous, on mettra peut-être deux, trois ou quatre personnes en situation de handicap." Oui, mais "la qualité sera au rendez-vous."
Et si le handicap n'est "pas un argument de vente", Philippe Balin assure que "les entreprises ont bien perçu que faire travailler un Esat leur donne un certain nombre de déductions sur les pénalités" qui touchent les boîtes n'embauchant pas suffisamment de personnes en situation de handicap.
Reste que trouver des clients est un combat de tous les jours. "Les contrats pérennes, on n'en trouve quasiment plus, regrette le directeur de La Couronnerie. On n'a plus que des devis. On a peu de visibilité à long terme, donc on doit aller chercher les contrats au quotidien." Mais l'objectif n'est pas non plus "de faire du chiffre d'affaires" assure Christèle Bernardet, mais bien "d'accompagner".
Un contrat au rabais
Seulement, cet accompagnement possède un revers : les travailleurs ne dépendent pas du Code du travail, et n'ont pas un "vrai" contrat. Leur contrat dépend du Code de l'action sociale et des familles, et ne leur garantit ni les mêmes droits, ni les mêmes rémunérations.
À Notre-Dame-d'Oé, toutes les personnes en situation de handicap sont payées au Smic, proportionnellement au temps de travail. Mais ce n'est pas le cas partout. Selon la loi, les travailleurs en Esat peuvent n'être rémunérés qu'à 55,7% du Smic (au minimum), et jusqu'à 110,7%, en grande partie avec de l'argent de l'État. Ils perçoivent bien souvent l'AAH, l'allocation aux adultes handicapés. Mais celle-ci diminue quand la rémunération augmente. Si bien qu'un revenu total mensuel à temps plein peut ne dépasser que de très peu les 1 000 euros pour les plus mal lotis. Et seul le revenu versé par l'Esat compte pour le calcul de la retraite par exemple.
Cette situation a été dénoncée par le journaliste indépendant Thibaut Petit, dans son ouvrage Handicap à vendre paru en 2022. Après enquête, il y décrit comment certains Esat imposent des cadences "parfois difficiles à tenir" aux travailleurs, pour des revenus faibles. "On est handicapé […] quand ça les arrange, mais quand il faut bosser, on ne l’est plus. Faut savoir", s’agace Jérôme, travailleur en Esat dans le Gard, cité dans le livre.
Sans nier les difficultés, Christèle Bernardet estime que "les gens ne savent pas tout". Elle salue notamment de "nouvelles lois qui vont vers un contrat de travail proche de celui que nous avons". En plus de la rémunération au Smic, son Esat a également mis en place les tickets-restaurant, les 25 jours de congés payés annuels, et la redistribution des bénéfices aux travailleurs via une prime d'intéressement. "Et maintenant, ils ont aussi le droit de faire grève." Car, avant le 1er janvier 2024, la loi le leur interdisait.
Le vœu pieux de l'État
Reste le vœu de l'État : que les Esat permettent à tous les travailleurs de se diriger vers le circuit professionnel "classique". Pour cela, les travailleurs partent en stage en entreprise, en détachement, avant une possible embauche. Mais ce vœu est "pieux", estime Christèle Bernardet. Parce que certaines personnes en situation de handicap et certaines entreprises "ne le veulent pas", tout simplement.
La directrice de l'Esat de Notre-Dame-d'Oé s'attache malgré tout à construire un réseau d'entreprises partenaires, dans l'espoir de permettre à ses travailleurs de sortir du cadre de l'Esat. En un an, "on a multiplié par cinq les stages vers l'extérieur", se réjouit-elle.
Environ 500 personnes en situation de handicap travaillent dans des Esat en Centre-Val de Loire.