A cinq mois de l'élection présidentielle, la pression et l'incertitude dominent dans l'industrie, dont le nombre d'emplois se réduit depuis 30 ans. A Diors, les salariés d'Alvance Wheels vivent dans l'incertitude depuis le mois d'avril, et avec eux tout un territoire.
“On embauche, on débauche, on prend la voiture, on rentre chez nous.” Pas le temps de me parler à la pause de midi, pas le temps de penser. Ou peut-être juste pas envie de le prendre. “On fait aller”, lâche seulement cet autre employé en finissant sa clope. Il résume ces six derniers mois à grands traits : le chômage partiel, l’incertitude, l’attente, la boule au ventre. L’effondrement de la vie sociale aussi, avec le passage du covid.
Un ciel si bas que l'Indre s'est perdue
Il faut dire que ces derniers mois, les attentes des ouvriers d’Alvance Wheels, près de Châteauroux, n’ont été ravivées que pour être déçues à nouveau. Ce 23 novembre, tous leurs regards se portaient vers Paris, où le tribunal de commerce, après avoir accordé de multiples délais, était sur le point de prononcer la liquidation judiciaire de l’usine, à moins d’une nouvelle proposition de reprise.
Alvance Wheels, c'est la dernière usine en France à fabriquer des jantes en aluminium pour le secteur automobile, un domaine particulièrement concurrentiel dans une région qui a perdu 80 000 emplois industriels en trente ans.
En attendant la décision du tribunal de commerce, et l’heure de la débauche, lorsque le changement d'équipe me donnera quelques précieuses minutes de plus pour discuter avec les ouvriers en fin de journée, autant faire un tour.
La zone industrielle de la Martinerie est une ancienne base militaire américaine, qui a ensuite été transférée à l’armée française jusqu’à la dissolution du 517e régiment du Train. Au rond-point en venant de Châteauroux, prenez la première sortie sur la droite, et vous apercevrez des hangars rouillés, d’immenses monticules de terre excavée et des silos.
Les industries de la ZI de la Martinerie sont dans une forme variable. Des bâtiments de stockage désert ont tout pour faire fantasmer les amateurs d’Urbex, et de l’autre côté de la rue, l'odeur de métal chaud des usines ne reste dans l’air que le temps d’être balayée par le vent glacial venu des champs.
La longue mémoire industrielle de Châteauroux
Diors, la commune qui accueille l’usine sur son territoire, est un village de 750 habitants découpé en plusieurs hameaux. Le principal hameau s’appelle Fourches. Ici, pas de poste, pas de bistrot, pas de restaurant, mais un court de tennis et un distributeur de baguettes accolé à la maison des associations.
De l’autre côté de la rue, la mairie et l’école primaire partagent un bâtiment et une allée. Au croisement de la rue des Tilleuls et de la rue des Ormes, il y avait un café, que Renée Devault a tenu de 1965 à 2004.
Aujourd’hui âgée de 95 ans, elle se souvient de l’époque où les ouvriers, les paysans, les chasseurs venaient déjeuner et passer la soirée dans son établissement, conservé “dans son jus” et dont elle habite toujours la dépendance. A l’époque, on venait manger, boire, acheter ses cigarettes et même se faire couper les cheveux. “Le chef de la Setec, il avait sa place attitrée, il s’asseyait toujours au même endroit”, se souvient-elle. “Parfois ça chahutait un peu, quand les gars avaient un peu bu. Une fois ils ont failli en venir aux mains, mais il y avait toujours un grand gaillard pour remettre de l’ordre. De tout le temps où j’ai travaillé ici, je n’ai jamais dû appeler les gendarmes !”
"Le covid, ça a niqué le système"
Cette vie sociale a été bien abîmée, tant par la casse industrielle que, plus récemment, par le covid-19. “Moi je trouve que le covid, ça a niqué le système, moi je le dis comme ça”, lâche un des rares client d’un petit bistrot installé à Ardentes, posé stratégiquement sur la route qui relie Châteauroux à la Châtre. “Même la vie sociale, et tout !”
“J’ai l’impression qu’il n’y a plus rien”, répond Delphine, qui tient le comptoir. Même dans son établissement, les affaires n’ont pas encore retrouvé leur niveau d’avant le covid-19. De son “petit commerce”, elle observe l’inquiétude des clients, dont beaucoup travaillent sur la zone industrielle voisine. “Les gens me disent ‘et nous, si ça ferme, qu’est-ce qu’on va faire, qu’est-ce qu’on va devenir ?’”
“Moi je trouve ça dommage, on a des usines en France et on s’en va faire travailler à l’étranger !” me confie Delphine. “Quand il y avait le covid on était bien content de les trouver, nos usines françaises, pour faire les masques, pour faire le gel, pour faire plein de choses !”
Même son de cloche dans la boulangerie de Séverine, à Montierchaume, où elle est installée depuis six ans. Elle a suivi les actualités autour d’Alvance via certains de ses clients, qui travaillent sur le site. “L’ambiance est compliquée, on n’est sûrs de rien. Après, du travail aujourd’hui, si on en cherche il y en a, peut-être pas dans l’industrie, ça c’est clair, mais il y en a.” Encore faut-il avoir la possibilité et l’énergie de se reconvertir.
Des années de difficultés
Certains l’ont d’ailleurs fait avec un peu d’avance. Alphonse* a quitté Alvance Wheels il y a plusieurs années en sentant les difficultés arriver. “Moi je connais l’entreprise par le creux, par son fonctionnement, pas parce qu’on va vous dire à l’extérieur.” Depuis les années Montupet, entreprise française rachetée par le canadien Linamar, Alphonse a vu l’usine passer de main en main, être scindée, rachetée.
“Tous les investissements qui étaient annoncés aux médias tous les trois ans n’en étaient pas, en fait : comme on avait énormément de retard, c’était juste suffisant pour maintenir les équipements. Il faut vous rendre compte que ça fait, en exagérant un peu, plus de quinze ans qu’il n’y a pas eu de réel investissement à part une machine par-ci par-là mais ça ne sauve pas l’entreprise.” Et pendant ce temps-là, selon lui, l’usine perd en compétitivité dans un marché "complètement verrouillé par les Allemands sur l’Europe”. “Les entreprises allemandes ont sept ou huit usines sur l’Europe, il fabriquent trois millions de pièces par unité. Ici, 500 000 roues, ils vont galérer pour les faire. Il faut que les machines soient capables et qu’elles soient au top.”
Travailler encore, travailler encore
Rénover l’outil de production et fonctionner avec des machines “au top”, c’est le but de la lettre d'intention déposée par Saint-Jean Industries ce 23 novembre. Les pouvoirs publics avaient déjà lancé des signaux encourageants dans les jours précédant l'annonce : la Région promettait d'engager 5 millions d'euros pour soutenir l'investissement. La Métropole de Châteauroux avançait de son côté 150 000 euros. Au total, 40 millions d'euros seront nécessaires pour remettre à niveau l'outil de production, et ce n'est qu'une fois l'usine prête que Stellantis et renault, deux constructeurs dont l'État est actionnaire, ont promis de passer commande pour 500 000 roues par an à partir de 2023.
Alors, le lendemain, à l’occasion d’un CSE exceptionnel, la presse est là. France Bleu, la Nouvelle République et France 3 viennent interviewer les syndicalistes de l’usine, qui se félicitent d’avoir retrouvé un peu d’espoir tout en craignant un plan social, qui laisserait près de la moitié des salariés sur le carreau. Philippe, en tout cas, a retrouvé le sourire. Après 36 ans de boîte et dix ans passé sur le site, cet Issoldunois “Honnêtement, depuis trois redressement judiciaires, c’est le premier repreneur qui m'inspire un peu confiance." Mais la crainte de la casse sociale est bien présente. "Dans la région, il n'y a rien. Moi je peux parler en connaissance de cause. Ma femme travaillait aux Halles, elle a été licenciée. Le nombre de salariés qui a retrouvé du travail, c'est peanuts !" De l'avis des salariés, il y a peu de chance de passer outre un plan social, même si dans les années suivantes cela pourrait permettre à l'entreprise d'embaucher à nouveau.
"Là on a une bonne nouvelle, il faut s'en réjouir", concède Philippe. "Mais maintenant on est à nouveau dans l'attente." Saint-Jean Industries a jusqu'au 21 décembre pour déposer son offre de reprise.