Pour la deuxième année consécutive, les rendez-vous de l'histoire de Blois ont accueilli plusieurs discussions et tables rondes autour du jeu vidéo. L'occasion d'aborder un thème de plus en plus actuel : l'usage du jeu vidéo comme outil pédagogique et les limites de la "gamification" de l'éducation.
Dans une salle informatique de l'ESPE de Blois, l'École supérieure du professorat et de l'éducation, une vingtaine de personnes, dont une bonne majorité d'enseignants, ont pris la place des élèves. Le cours qu'ils vont recevoir portera sur un thème plutôt raccord avec le contexte : "Du salon à la salle de classe, étudier l'Empire romain avec les jeux vidéo ?". Le rôle du professeur est quant à lui tenu par l'enseignant puydômois William Brou, professeur d'histoire-géographie en collège, auteur sur le site des Clionautes et animateur de la chaîne Youtube "Histoire en Jeux".
Avé, Caesar !
Au programme donc : l'utilisation du jeu vidéo en classe, en particulier le jeu de gestion Caesar III (1998) dans le cadre d'un cours de sixième. Après une courte cinématique ou des Gaulois hirsutes et torses nus chargent une ligne bien ordonnée de soldats romains suit une présentation du jeu, l'enseignant lance une partie et commence par relever les nombreuses autres fantaisies historiques du titre. "Bon, là vous avez remarqué que notre interlocuteur, l'empereur, nous explique que nous sommes en 350 avant Jésus-Christ... alors que justement Jésus-Christ n'est pas né, et que les Romains n'ont jamais compté de cette manière pendant l'antiquité !"C'est pourtant ce décalage entre la fiction et la réalité historique qui fera l'intérêt de l'activité avec les élèves. Le jeu, vu comme une oeuvre culturelle au même titre qu'un film ou qu'un livre, devient un document à commenter et critiquer par les élèves, comme le serait un tableau du 19e siècle représentant des gladiateurs, tout aussi fantaisiste par ailleurs.
"Il s'agit du média le plus consommé... sauf à l'école !"
"En fait, il n'y a rien de si innovant que cela à ce que je propose", résume William Brou, quelque temps après sa présentation. "Le jeu a une image péjorative, alors que paradoxalement tout le monde joue ! Il s'agit du média le plus consommé... sauf à l'école." Après le cinéma et la BD, le jeu aurait lui aussi sa place dans les salles de classe. Les éditeurs de jeux vidéo en sont d'ailleurs parfaitement conscients, et n'ont pas manqué de courtiser ce marché potentiel.C'est le cas du groupe français Ubisoft, à l'origine de la licence de jeux historiques mêlés de science-fiction Assassin's Creed, où le personnage principal doit démêler des complots à travers les siècles. Le"Discovery Tour" d'Assassin's Creed : Origins, dont la scène se situe en Égypte à l'époque de Cléopâtre, est d'ailleurs le deuxième outil pédagogique présenté par William Brou. L'intégralité des scènes d'action y a été expurgée, et on se contente d'y déambuler à travers des décors reconstitués, agrémentés de saynètes et de documents historiques : un support extrêmement attrayant, qui appelle à une comparaison avec d'autres documents et doit déboucher, en classe, sur un questionnement quant aux événements présentés. Autre argument : la stimulation par le virtuel des différents types d'intelligence, qu'elle soit spatiale, linguistique, musicale...
Une fausse bonne idée ?
"Oui c'est intéressant... sur le papier", rétorque quant à lui Romain Vincent, à la fois enseignant en collège, doctorant sur les usages pédagogiques du jeu vidéo à l'université Paris 13 et auteur d'une autre chaîne Youtube, "Jeu vidéo et histoire". Amené à évoluer sur la question au cours de son processus de recherches, il s'est aperçu des limites de la méthode. "On surévalue pas mal le pouvoir d'apprentissage des jeux vidéo, leur capacité à faire passer des représentations", note-t-il. "En transformant le jeu vidéo en document, le côté ludique disparaît ou se restreint, on n'est plus face à un jeu mais, justement, face à un outil."Et cet outil, tous ne seraient pas à même de l'utiliser à la manière décrite par William Brou : "Dans le cadre d'une classe de sixième, on mettrait les enfants face à une fiction, puis on leur demanderait de jouer à un jeu qu'ils ne connaissent pas, et on rajouterait enfin le commentaire ou la critique de cette activité", énumère Romain Vincent. "Cognitivement c'est très exigeant." Entre cet effort et la disparition de la dimension ludique, les professeurs risquent selon lui de perdre les élèves les plus en difficulté, et ce d'autant plus que les jeux aussi anciens que Caesar III peuvent paraître particulièrement arides à un public non averti, plus habitué aux jeux d'action grand public que sont Fortnite ou Overwatch.
"M'sieur votre jeu il est chiant !"
Il se souvient d'ailleurs du peu de succès rencontré avec ses cinquièmes, lorsqu'il a essayé de leur montrer la ville médiévale de Damas via le premier Assassin's Creed. "Un des élèves, sans lever le doigt d'ailleurs, m'interpelle et me dit 'M'sieur votre jeu il est chiant !' Évidemment, il avait raison : le jeu n'est pas conçu pour cet usage." Cet usage, Romain Vincent le décrit d'ailleurs comme une intellectualisation, voire une "gentrification" du jeu vidéo. "Les très, très bons élèves, qui connaissent déjà cet usage culturel, réussissent très bien cet exercice de déconstruction", mais d'autres risquent de confondre fiction et apprentissage."Apprendre en s'amusant", la nouvelle marotte des publicités Ubisoft du Discovery Tour, serait donc un mirage ? "En jouant, on apprend... à jouer", tranche Romain Vincent. "Avec le Discovery Tour, qui propose en gros un documentaire interactif avec des documents et un questionnaire, le jeu disparaît : on apprend vraiment quelque chose, mais pas en jouant. Pour apprendre l'histoire derrière le jeu, eh bien il faut poser la manette."
Le jeu vidéo se fait une place aux Rendez-vous de l'histoire
2019 marque la deuxième année consécutive du cycle "Histoire et jeu vidéo", à la Fabrique. Conçu par Mehdi Debbabi-Zourganbi, enseignant en game studies, cet espace vise à donne au jeu vidéo sa place en tant que "vecteur de transmission de l'histoire". Des activités enregistrées pour une rediffusion sur Internet, mais à laquelle le public ne s'est pas rendu en masse comme l'an dernier. "Cette année, avec le thème de l'Italie et tout ce que cela amène d'enjeu autour de l'amitié franco-italienne, le programme a été particulièrement dense autour de nous", admet l'universitaire.Pourtant, la programmation est vaste et diversifiée : avec des enseignants et des chercheurs triés sur le volet comme Laury-Nuria André, docteur de l'ENS de Lyon, Julien Lalu, docteur en histoire contemporaine de l'université de Poitiers, ou encore le conseiller historique d'Ubisoft Maxime Durand. Les 12 et 13 octobre, la Fabrique a donc accueilli plusieurs ateliers et tables rondes interrogeant les représentations de l'Italie ("de Mario à Assassins's Creed", tout un programme !) et de l'antiquité dans les jeux vidéo, l'histoire des studios de développement italiens ou encore... la cuisine dans le jeu vidéo !