Plaidoyer pour la "France moche" : "l'esthétique n'a rien à voir avec la beauté"

Depuis début février, le compte Twitter "La France moche" se moque plus ou moins gentiment de l'architecture française du XXe siècle, avec un certain succès populaire et médiatique. En allant peut-être un peu vite dans son jugement.

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Sa note d'intention est claire : "Envoyez-moi vos horreurs". C'est la demande que fait le compte Twitter "La France moche" dans sa description, avant de poster lui-même les photos desdites horreurs. En l'occurrence, des immeubles, supermarchés et autres bâtiments administratifs, qui ont pour point commun de dater des 100 dernières années, et de correspondre à des critères esthétiques faisant débat.

Le compte a, depuis début février, rencontré son petit succès, égrainant plusieurs milliers de "j'aime" sur certains tweets. Avant d'attirer l'attention du journal d'M6, de Topito, du Télégramme, et d'une bonne partie des médias français. 

Sans autre forme de procès

Un succès qui n'est pas forcément du goût de tout le monde. "Ce compte est le reflet de l'immédiateté, c'est une image faite pour que ça clique, sans contexte territorial, historique ou architectural", fustige Jacques Boulnois. Architecte à Orléans, il est aussi président de la Maison de l'Architecture du Centre-Val de Loire. Et pour lui, juger au détour d'un regard un bâtiment, c'est aussi idiot que de "dire qu'une personne est moche sans la connaître, on ne devrait pas le faire".

Le compte a ainsi épinglé plusieurs bâtiments du Centre-Val de Loire, dont les halles de Tours. "Il devrait faire consensus celui-ci", commente l'anonyme twitto. Même la ville de Tours a réagi, commentant la publication d'un smiley se cachant les yeux. 

Héritage inestimable

Autre victime du compte : le château d'eau récemment repeint, et le Palais des ExPositions et des Sports d'Issoudun (aussi connu sous le joli nom de Pepsi). Ce dernier, construit en 1990, est "moderne et modulable", défend la mairie sur son site… "Abominable", commente un internaute. Pourtant, le bâtiment avec son exosquelette (armature extérieure) "emprunte à sir Norman Foster, architecte mondialement reconnu", assure Jacques Boulnois. "Au premier regard et sans l'avoir visité, j'ai bien l'impression qu'il s'agit d'un très bel ouvrage."

Car, pour l'architecte, "l'esthétique n'a rien à voir avec la beauté, qui est très subjective" :

Le terme esthétique désigne un équilibre entre la qualité d’usage d’un objet ou d'une architecture, sa qualité technique et enfin un dessin pertinent. C'est une association équilibrée du dessein et du dessin.

Jacques Boulnois, président de la Maison de l'Architecture CVDL

Pour lui, "La France moche" reflète "une vision fermée de l'architecture", une "vision romantique" qui fétichise l'ancien, au point d'en faire la caractéristique première d'un centre-ville. Alors que "calquer une façade à colombages sur un immeuble neuf, ça n'a aucun sens, ça ne prend pas en compte les différences d'usage actuels".

"Ils sont fous !"

Dans cette optique, tous les bâtiments ont quelque chose à dire, en tant que marqueur d'une époque. Tantôt celle du tout-voiture, tantôt celle de l'expansion rapide du suburbain. Comme le Monoprix de Vendôme, moqué par le compte Twitter, mais que Jacques Boulnois trouve "bien proportionné, caractéristique de l'architecture américaine des années 50". Selon lui, "une rénovation attentive et soignée serait pertinente pour ce projet dans un faubourg, lieu par définition populaire". 

Car le compte "La France moche" a une forte tendance à cibler de l'habitat populaire, des bâtiments que les politiques ont destiné au grand nombre, comme les fameuses piscines Tournesol des années 70.

En apprenant que le compte se moque de ces bâtiments, Jacques Boulnois s'étouffe : "Mais ils sont fous ! Elles sont protégées ! C'est un programme populaire par excellence, qui a permis à des centaines de milliers d'enfants d'apprendre à nager.

D'ailleurs, après de nombreuses années à souffrir de leur entretien lacunaire (la photo tweetée montre d'ailleurs une piscine en relatif mauvais état), une bonne partie des piscines Tournesol de France a été détruite. Avant de revenir en grâce ces dernières années à grand coups de restauration, comme pour celle de Chabris, dans l'Indre en 2021.

France moche et France politique

Les habitudes de "La France moche" ont en tout cas mené plusieurs internautes à s'interroger sur ses intentions. "Tout de même étrange que ce compte cible systématiquement les zones populaires", signale un internaute. Jacques Boulnois préfère rester prudent à ce propos, mais estime que "cela demande une vraie investigation". 

Alors "La France moche" est-elle la France des pauvres ? La France du péri-urbain ? La France des populations issues de l'immigration ? Le compte s'est ainsi moqué du centre-ville de Saint-Denis, reconstruit en béton après la Seconde guerre mondiale, et qui constitue un témoin unique de son époque :

Tant qu'il y avait des ouvriers avec du travail et une immigration bien intégrée, tous ces quartiers-là vivaient bien. Quand on a rassemblé, voire parqué, des gens, que l'entretien n'a pas été fait, on a laissé l'espace urbain vieillir.

Jacques Boulnois, président de la Maison de l'Architecture CVDL

Si bien qu'aujourd'hui, "on associe une image architecturale avec des choix politiques". Choix qui ont laissé la banlieue se délabrer tandis que les populations les plus aisées la quittaient. La rénovation peut être la solution, en respectant notamment les normes écologiques actuelles et une vision urbaine où se passer de la voiture semble être la meilleure idée. Le tout en "respectant au mieux le bâtiment de base lorsqu'il a un intérêt". 

Jacques Boulnois ne se dit pas favorable à une conservation totale, "chaque génération a construit et déconstruit". Mais certains bâtiments peuvent avoir un véritable intérêt, "à déterminer avec des historiens de l'art et de l'architecture".

Le label ACR (Architecture contemporaine remarquable), distribué par le ministère de la Culture, salue ainsi des bâtiments du XXe siècle pour leur intérêt architectural et historique, sans pour autant les protéger comme la liste des monuments historiques. En Centre-Val de Loire, ce label distingue notamment… la piscine Tournesol de Chabris. Alors, si moche que ça ?

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