Ce dimanche 15 mai, l'avocat Serge Klarsfeld est venu dans le Loiret remettre la légion d'honneur à l'Orléanaise Hélène Mouchard-Zay. L'occasion de refléter sur six décennies à construire la mémoire de la Shoah. Entretien.
Serge Klarsfeld a eu le privilège d'entrer dans l'Histoire de son vivant. Échappé de peu à une arrestation par la Gestapo pendant la Seconde Guerre mondiale, il forme avec son épouse, Beate, un couple de militants pour la mémoire de la Shoah. Parmi leurs combats les plus marquants, on compte la recherche et la dénonciation d'anciens responsables nazis (comme Klaus Barbie, responsable de la mort de Jean Moulin notamment), ainsi que l'aide et la solidarité avec les enfants rescapés de la Shoah.
Ce dimanche 15 mai, il a remis la légion d'honneur à Hélène Mouchard-Zay, fondatrice du Centre d'études et de recherches sur les camps d'internement du Loiret (Cercil). Son père, Jean Zay, ancien ministre du Front populaire, est assassiné par la Milice en 1944.
Venu dans le Loiret pour l'occasion, Serge Klarsfeld a accordé un entretien à France 3.
France 3 : Vous remettez la légion d’honneur à Hélène Mouchard-Zay. C’est une occasion particulière pour vous ?
Serge Klarsfeld : Les survivants de la Shoah, ou des gens impliqués dans l’action de transmission de la mémoire de la Shoah, me demandent parfois de leur remettre la croix de chevalier, ou la rosette d’officier… Ça me fait plaisir quand c’est des gens que j’apprécie. Nous sommes dans une école qui est un mémorial, dédié aux enfants. Hélène Mouchard-Zay a eu l’initiative de concevoir en 1990 un mémorial pour une tragédie parmi les pires de celles qu’a connu la France. Celle où un maréchal de France, l’homme le plus glorieux de l’époque, et où un Premier ministre expérimenté venu du socialisme (Pétain et Pierre Laval, ndlr), ont livré aux SS, à la Gestapo, des milliers d’enfants, sachant que la destination de la déportation était fatale, ou à tout moins extrêmement périlleuse pour les adultes. Donc pour les enfants, encore plus.
Vous êtes mariée depuis 60 ans. Peut-on dire que votre épouse a participé à tous vos combats ?
Ce n’est pas qu’elle a participé à mes combats, c’est que j’ai participé aux siens. C’est elle qui a pris l’initiative, en 1967, de s’opposer à la présence à la chancellerie allemande d’un homme qui avait été directeur adjoint de la propagande radiophonique hitlérienne (le chancelier Kiesinger, ndlr). Un déshonneur et une honte pour l’Allemagne et elle s’est engagée alors que personne ne s’est engagée. Notre action était commune contre l’impunité des criminels nazis qui avaient déporté les Juifs de France, et qui ne pouvaient être ni extradés vers la France, ni jugés en Allemagne. Ca nous a pris 10 ans. Je suis patient. Passionné et patient.
Est-elle votre boussole ?
Elle est un phare pour moi. Je l’ai épousée peut-être par intuition, sachant qu’elle serait la seule à pouvoir accomplir ce qu’elle a accompli ces 60 dernières années. Et que nous continuons à accomplir. Ce n’est plus la chasse aux criminels nazis, ça ne l’a peut-être jamais été. C'est plutôt reconstituer l’histoire de ce qui s’était passé. Et un travail de mémoire, de militant, pour que les institutions qui n’existaient pas ou étaient moribondes ou faibles, soient fortes, comme le Mémorial de la Shoah. Pour que les Juifs, enfants pendant la guerre, ne meurent pas dans la misère, mais qu’ils aient une pension de la France, rendue responsable. C'est un très long et difficile travail.
Vous êtes parmi ces rares personnes à être entrées dans l’Histoire de votre vivant. Qu’est-ce que cela vous fait ?
C’est Beate qui est rentrée dans l’Histoire, plus que moi. Elle avait risqué sa liberté, sa vie, en giflant le chancelier Kiesinger en 1968. Les gardes du corps avaient tiré leurs armes pour abattre Beate, mais ils n’ont pas pu le faire. Moi je suis entré dans l’Histoire comme militant. Mais dans l’Histoire allemande, Beate a accompli un geste symbolique. C'est la jeune génération, la fille qui gifle son père, qui a donné son intelligence et son énergie aux nazis avant de retourner sa veste après la défaite.
Vous avez 86 ans, 60 ans de combat. Êtes-vous un homme apaisé ?
Non. Quand nous avons commencé notre action, le général De Gaulle était en place, l’extrême-droite avait quelques pourcents, pas plus. Aujourd’hui, ils en ont beaucoup plus. Les gens ne sont pas contents. Le monde est resté chaotique, et l’avenir est toujours imprévisible. Il faut défendre ces valeurs avec constance, avec opiniâtreté.
Êtes-vous résolument optimiste ?
Je suis plutôt optimiste. L’espèce humaine, à l’âge des cavernes, n’était pas grand-chose. Elle est arrivée à de grands pouvoirs, il ne faut pas qu’elle se détruise, il faut qu’elle continue son épopée. Mais c’est une épopée qui laisse sur le chemin des gens qui meurent après avoir subi beaucoup de souffrances. Je vous disais que l'avenir est imprévisible : il y a six moi, qui pouvais prévoir que l’Europe serait bouleversée par une personne (Vladimir Poutine, ndlr) ? C’est ça le drame des régimes autoritaires. Notre démocratie est peut-être critiquable, mais elle vaut mieux que beaucoup de régimes dans le monde.
Que voulez-vous que l’on retienne de vous ?
Que nous avons fait notre possible. Et au fond, ça m’indiffère, je ne serai pas là. Je sais ce qu’on retiendra de Beate. J’espère que les gens diront que mes œuvres étaient un bon travail. J'ai l’assurance d’avoir fait quelque chose de solide dans l’action et dans le travail intellectuel. Et d’avoir vécu heureux. On a eu des attentats contre nous, on y a échappé, on a deux enfants formidables avec nous, qui nous aident. En regardant le long chemin de l’Humanité, ma foi on a eu de la chance. D’autant que beaucoup ont voulu ma mort quand j’étais enfants, et notre mort quand on était actif.
Avez-vous des regrets ?
Je ne regrette rien. Je suis arrivé dans cette période de l’Histoire, j’y suis né. J’ai fait ce que j’avais à faire en tant que survivant de la Shoah. Quand mon père s’est livré à la Gestapo pour qu’elle ne cherche pas trop l’appartement, j’avais un devoir à accomplir. Grâce à Beate, je l’ai accompli. Et avec une Allemande, ce qui est une victoire sur l’hitlérisme.
L’extrême-droite a atteint un niveau inédit lors de la dernière élection présidentielle. Eric Zemmour a envoyé des documents de propagande électorale ciblés aux Juifs. Qu’est-ce que ça vous inspire ?
Il y a aussi des Juifs d’extrême-droite. Regardez, je suis allé à Hebron quand Goldstein a liquidé à la mitraillette des dizaines de musulmans en train de prier dans une mosquée. Ça, c'était agir comme un nazi. Les Juifs doivent se méfier des extrêmes, qui n’ont apporté que des malheurs, de la misère, la guerre. Aucun parti d’extrême-droite n’a jamais apporté de bonheur à un peuple. Donc nous avons fait campagne contre Marine Le Pen et Eric Zemmour, pour que les électeurs votent pour les partis républicains.