"Tous les ans on serre les fesses !" Face à l'urgence climatique, les marges de manœuvres de l'agriculture

Comment s'adapter à un climat devenu imprévisible ? En première ligne du réchauffement climatique, les exploitations agricoles explorent différentes pistes pour continuer à cultiver malgré la crise. Mais certaines filières sont plus à risque que d'autres.

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Enclavée, rurale et tempérée, la région Centre-Val de Loire semble bien loin des événements extrêmes liés au changement climatique, comme la montée des eaux ou les épisodes caniculaires extrêmes observés dans le monde en 2021. Pourtant, les régions agricoles seront aussi en première ligne d'une crise majeure : celle de l'agriculture et, au-delà, de notre alimentation.

Mais si, dans les région du monde les plus chaudes, le changement climatique s'accompagnera inévitablement de troubles politiques et économiques très sérieux, la vallée de la Loire, le Berry et la Beauce disposent encore d'une certaine marge de manoeuvre pour s'adapter à des conditions qui vont continuer d'évoluer pendant les trente prochaines années.

"Tous les ans on serre les fesses !" 

L'une des premières crainte des agriculteurs réside dans ces "phénomènes extrêmes", dont les climatologues affirment qu'ils risquent de se multiplier au cours des prochaines décennies. De fait, les épisodes de sécheresses ou de gel, quasiment exceptionnels il y a encore dix ans, sont désormais monnaie courante, comme ont pu l'observer les viticulteurs de la vallée de la Loire. "Dans la génération de mon père, on vivait un épisode de gel sévère et un épisode de gel moyen au cours d'une génération", note Lionel Gosseaume, viticulteur de Thésée dans le Loir-et-Cher et président de l'interprofession des Vins du Val de Loire (InterLoire). "Nous, tous les ans on serre les fesses !

En effet, la vigne atteint au début du printemps, et de plus en plus tôt, un stade critique appelé "débourrement", pendant lequel les bourgeons commencent à apparaître. Un stade où elle est particulièrement vulnérable aux gelées de printemps, qui peuvent tuer une génération entière de bourgeons et mettre la saison en péril, comme en 1991 lorsqu'un épisode de gel massif a amputé d'un tiers le rendement viticole français. En 2021, les vignerons ont dû faire face à un épisode de gel au début du mois d'avril, mais aussi, plus localement, aux forts orages du mois de juin.

D'autres effets moins dramatiques sont également à l'oeuvre dans la filière viticole, comme l'observe Michel Badier, chargé de mission sur ce sujet à la Chambre d'agriculture du Centre-Val de Loire. Cette dernière finalise actuellement un vaste chantier, entamé il y a plus de cinq ans et baptisé Climenvi, sur les adaptations que peuvent mettre en oeuvre les viticulteurs face à la crise climatique. Malgré l'urgence, "il ne faut pas noircir le tableau", tempère le responsable. "Pour des vignobles septentrionaux, comme c'est le cas chez nous, on peut aussi observer quelques effets positifs", notamment des vendanges plus précoces et de meilleure qualité. En revanche, le goût du vin lui-même va également évoluer, avec un plus fort taux de sucre et donc d'alcool.

Les difficultés les plus préoccupantes des viticulteurs, explique Michel Badier, vont s'articuler autour des périodes de gel au printemps et de sécheresses en été, et obliger les entreprises agricoles à revoir leur manière de travailler. Cela passera notamment par une évolution des variété de vignes et de ce que les professionnels appellent le "matériel végétal". "Ça remet en cause 50 ou 100 ans de travaux et de recherches", déplore Michel Badier. Par exemple, "on a sélectionné pendant très longtemps un matériel végétal pour avoir un débourrement le plus précoce possible, maintenant on fera peut-être l'inverse !"

Mais même avec des plantes plus adaptées, et des mesures de protection contre les épisodes de gel, d'autres problèmes se posent. Comment faire face au stress induit par les périodes de sécheresse, comment irriguer sans priver d'eau d'autres cultures ? Comment subvenir aux besoins de frigorification et d'isolation des bâtiments lorsqu'un jour estival sur trois affichera plus de 30 degrés ? Comment adapter les journées de travail de salariés dont le rythme actuel les poussera à travailler par 35 degrés en plein après-midi ? Autant de questions auxquelles Climenvi devra répondre lorsque les conclusions de l'étude seront rendues prochainement.

 

Les céréaliers ont mangé leur pain blanc

Si elle subit les effets de la crise climatique, l'agriculture en est également, en partie, à l'origine. Selon un document de l'OCDE de 2016, "l’agriculture contribue aussi à une large part des émissions de GES qui sont à l’origine du changement climatique – à hauteur de 17 %, directement à travers les activités agricoles, auxquels s’ajoutent 7-14 % à mettre au compte des changements d’affectation des terres. Elle fait donc partie du problème – et des clés qui pourraient y apporter des solutions". Et de fait, les tendances observées depuis les années 2000 indiquent un risque de plafonnement, voire de chute dramatique, des rendements agricoles et de la production alimentaire dans le monde, certaines régions étant plus durement touchées que d'autres.

En France, plusieurs chambres d'agricultures dont celle du Centre-Val de Loire se sont dotées depuis 2019 d'un Oracle (Observatoire régional des données agro-climatiques) afin de modéliser les 40 à 60 dernières années de changement climatique et d'essayer de prévoir les changements à venir. A l'origine de ce dispositif, le docteur en agronomie et expert climatique Frédéric Levrault observait déjà il y a plus de dix ans le "plafonnement" des rendements agricoles en blé.

"L'effet du changement climatique sur le blé tendre s'observe depuis le milieu des années 90", note le scientifique. En cause, principalement, la fréquence de plus en plus importante de jours chauds, à plus de 25°C, d'année en année. "Au-delà de cette température, le blé tendre subit l'échaudage thermique, autrement dit l'accumulation d'amidon ne se fait plus aussi bien", et la récolte est moins abondante en fin de cycle, avec des grains moins nombreux et moins lourds.

Ce changement, déjà bien amorcé, est désormais inévitable pour les 20 à 30 prochaines années selon les scientifiques, étant donné l'inertie du système climatique. "Les rendements sont simplement plafonnés, ils ne se sont pas effondrés", tempère Frédéric Levrault. "Il n'y a pas de péril aujourd'hui sur le volume de production, mais il commence à y avoir des répercussions, notamment sur la volatilité des prix." Certaines années, les fortes sécheresses à l'étranger pourraient favoriser les producteurs français à l'international, mais la situation inverse pourrait tout aussi bien se présenter. "Si au cours des prochaines décennies ça continue, la filière blé pourrait commencer à être mises en difficulté. A ce titre, l'année 2021 est assez illustrative de ce qui pourrait devenir la norme."

En revanche, avertit l'agronome, "dans la seconde moitié du 21e siècle, si on ne parvient pas à maîtriser le réchauffement climatique, on se dirige vers un type de climat en France métropolitaine pour lequel le nombre de filières agricoles viables va devenir limité, et l'activité agricole de plus en plus difficile à cause des températures élevées et du stress hydrique qui va devenir extrêmement fort." Plus prosaïquement, nos descendants pourraient dire adieu au vin de Montlouis, au Chaource, à la tomme des Causses ou à la betterave de Beauce.

Face à la nécessité de s'adapter, certains poursuivent la promotion de produits phytosanitaires recelant d'autres inconvénients, notamment en termes de danger pour la biodiversité, voire pour la santé des exploitants. Mais comme dans la vigne, d'autres réflexions sont menées dans les Chambres d'agriculture, comme le renouvellement et l'adaptation des variétés de plantes afin qu'elles résistent mieux au stress hydrique et aux parasites. Pour accompagner ces changements nécessaires et faire face aux inévitables aléas climatiques, Emmanuel Macron a annoncé ce vendredi 10 septembre une réforme de l'assurance multirisques climatique, avec une enveloppe de 600 millions d'euros annuelle. Un rapport parlementaire du 28 juillet sur la gestion des risques climatiques indique aussi que "l’hypothèse de voir apparaître des vignobles à la latitude de Dunkerque ou revoir des abricotiers ou des cerisiers en Ile-de-France n’est pas déraisonnable. L’hypothèse de l’abandon de productions dans certaines régions [...] n’est pas non plus à écarter".

Ça chauffe pour le bois

Cette même incertitude agricole et climatique se pose pour les nombreuses et riches forêts du Centre-Val de Loire, qui recouvrent 965 000 hectares, soit environ 24 % de la surface totale régionale selon la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal). Or, en stockant jusqu'à 16% des gaz à effet de serre, la forêt joue le rôle de "puits" de carbone et permet d'atténuer légèrement le changement climatique. En revanche, en vieillissant, les arbres perdent cette capacité de stockage et deviennent plus vulnérables aux incendies, avec le risque d'un "relargage rapide dans l'atmosphère" du carbone ainsi stocké.

Or, la forêt est justement de plus en plus fragile. Toujours selon la Dreal, la surface forestière vulnérable aux incendies a doublé depuis les années 80, tandis que la colonisation par la chenille processionnaire du pin a atteint 95% du territoire et que l'augmentation de 2°C a entraîné la multiplication par 3,5 de l'aire de colonisation des termites.

Mais contrairement aux autres filières agricoles, les exploitations sylvicoles n'ont pas le même rapport au temps, observe Lucie Arnaudet, responsable du pôle Recherche et Développement de l'ONF (Office national des forêts) dans le secteur Centre-Ouest-Aquitaine. "On travaille sur une échelle de temps qui n’a rien à voir avec l’agriculture, qui peut planter quelque chose de différent la saison prochaine ou l’année prochaine. Ce qu’on plante aujourd’hui, on le récoltera dans 150, 180 ans." Dans ce contexte, le changement climatique introduit beaucoup d'incertitudes. "Le réchauffement augmente le taux de carbone, et donc la productivité sur certaines essences", note la scientifique. "Mais en même temps il y a des sécheresses plus fréquentes, donc plus de risques. C'est très difficile de capter un signal clair sur les conséquences du changement climatique."

En revanche, à moyen et long terme, la diversité des essences d'arbres pose question, tout comme leur capacité à s'adapter à un changement extrêmement rapide comparé à l'espérance de vie d'un arbre. "Actuellement on exploite beaucoup de chêne, parce que le chêne rapporte plus et que le marché se porte très bien, mais la question se pose de savoir si on doit continuer à miser sur un nombre très étroit d'essences comme on le fait actuellement." L'ONF a d'ores et déjà commencé à encourager les producteurs à diversifier davantage leurs exploitations, notamment à l'aide d'essences de chêne méditerranéennes, plus robustes face au stress hydrique.
 

"De toute façon, si on ne fait rien, il y a de grandes chances pour que tout meure"

Pour autant, et même si les prochaines décennies de réchauffement sont probablement inévitables et irréversibles, les filières agricoles et les décideurs publics disposent encore d'une marge de manoeuvre pour s'adapter à l'urgence climatique et modérer ses effets les plus graves. Certes, "le changement climatique induit beaucoup d’incertitudes", poursuit Lucie Arnaudet, "mais on peut aussi faire confiance à la capacité d’adaptation des arbres. Un collègue disait que le chêne est un 'ogre de diversité génétique'". Les différentes filières, tout comme l'opinion publique, vont elles aussi devoir changer radicalement. "On ne peut pas rester passif, il faut que les gens comprennent que notre vie va changer. De toute façon, si on ne fait rien, il y a de grandes chances pour que tout meure."

"Ce qui est un peu difficile c'est de construire les bonnes coordinations, qui s'occupe de quoi", concède Frédéric Levrault. Néanmoins, "le chantier est suffisamment sérieux pour qu'il y ait un raisonnement de collaboration entre structures, et qu'on puisse se retrousser les manches ensemble !"

"On peut s'inspirer d'autres régions comme en Provence-Alpes-Côte-d'Azur où ils sont déjà habitués à gérer les période de stress hydrique et même les incendies", note Michel Badier au sujet de la viticulture. "En Occitanie, 25% du vignoble est déjà irriguée, on peut s'inspirer de leur expérience." Des viticulteurs évoquent aussi la solution de faire migrer les vignobles vers des terres délaissées qui, avec le réchauffement, d'avéreront plus propices aux vignes qu'aux céréales. Une grande partie de ce travail, pour la vigne comme pour le blé, consistera aussi en la recherche et la création de variété plus fertiles, plus robustes, plus résistantes aux maladies, afin de permettre aux exploitants de tenir le coup. "En agriculture, on a déjà subi des bouleversements, des crises", évoque Michel Badier. "Mais l'humain a des facultés d'adaptation hors du commun. Alors c'est ce qu'on va faire : on va s'adapter."

 

 

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