Un rapport concernant l’évaluation du Padduc a été adopté ce vendredi par l’Assemblée de Corse. Dans l'hémicycle, le vote n'a pas fait l'unanimité et a donné lieu à de vifs échanges. Avec des scènes parfois cocasses.
"Je n’ai pas été bizuté à la faculté mais j’ai dû attendre d’avoir plus de 40 ans pour l’être ici." Lancée sur le ton de la macagna, la phrase de Julien Paolini en direction des conseillers territoriaux en dit long sur le sujet complexe et sensible que représente le Padduc (Plan d’aménagement et de développement durable de la Corse).
Pour sa toute première présentation d’un rapport depuis son entrée début juillet au Conseil exécutif, le président de l’Agence d’aménagement durable, d’urbanisme et d’énergie de la Corse (AUE) s’attaquait à un dossier ayant fait couler beaucoup d’encre depuis son approbation en octobre 2015 sous la mandature de Paul Giacobbi.
Ce vendredi à l'Assemblée de Corse, les élus ont vivement débattu autour de ce plan d’aménagement controversé en vue de son analyse globale en mai prochain par l’Exécutif. Car tous les 6 ans, le Padduc doit être évalué.
"Cette étape d’évaluation est imposée par le code général des collectivités territoriales, explique Julien Paolini, chargé de suivre la mise en oeuvre du Padduc en tant que président de l'AUE. Le moment est arrivé de réaliser cette analyse globale, avec notamment les effets du Padduc sur l’environnement. Au terme de cette analyse, l’Assemblée de Corse devra déterminer s’il faut le réviser, le modifier et elle définira les procédures liées à une éventuelle évolution du document."
Porté à bout de bras, à l’époque, par la conseillère exécutive Maria Guidicelli, ce document de 3.000 pages, censé réguler l’urbanisation dans l'île, avait notamment été contesté par de nombreux maires. Sa cartographie des Espaces stratégiques agricoles (ESA) avait été annulée par le tribunal administratif, avant que l'Assemblée de Corse en adopte une nouvelle il y a un an. La question de la révision du Padduc avait plané sur la dernière campagne des Territoriales, 8 des 10 candidats y étant favorables.
"L’évaluation, c’est zéro"
Ce vendredi, si le rapport a été adopté, cela ne s’est pas fait à l’unanimité. Loin de là. Seule la majorité "Fà populu inseme" a voté pour (avec Pierre Ghionga). La droite a voté contre (à l’exception de Pierre Ghionga donc, membre du Conseil exécutif à l’époque de l’adoption du Padduc). Quant aux nationalistes d’Avanzemu et de Core in Fronte, ils n’ont pas participé au vote.
Cette situation montre que le sujet continue de susciter de fortes divergences. Notamment sur la méthodologie et la raison d’être de cette évaluation. "Ça ne sert à rien, affirme Paul Quastana, élu de Core in Fronte. L’évaluation, je vous la fais en deux minutes : c’est zéro. Si on met en parallèle les principaux indicateurs économiques de 2015 et ceux d’aujourd’hui, il y a une aggravation. Seul le BTP s’en tire et tout le monde sait pourquoi. Je crois qu’il faut repartir complètement de zéro et mettre en place un véritable plan de développement avec une stratégie cohérente et une convergence générale de tous les outils. Sinon, dans 10 ans, on en sera au même point."
À droite, le timing annoncé par l’Exécutif pour la présentation complète de ce diagnostic au printemps prochain interpelle. "Le calendrier fixé est très ambitieux, il faudra le tenir, indique Marie-Thérèse Mariotti, conseillère "Un soffiu novu". Sept ans après sa validation, force est de constater que le Padduc n’a pas été appliqué. C’est vraiment l’enjeu de cette analyse : pourquoi n’a-t-il pas été appliqué ?"
Du côté de Jean-Christophe Angelini et d’Avanzemu, on voudrait que ça aille plus vite. "Simplifiez , ramassez ! On ne va pas tenir le calendrier, déclare le maire de Porto-Vecchio dont le Plan local d'urbanisme (PLU) a été annulé. Le législateur avait renvoyé à 2021 et au terme de votre agenda dont vous dites vous-mêmes qu’il est ambitieux, on est à mai 2022. Et mai 2022 ici, ça devient décembre 2022 ou février 2023."
Dans sa présentation, Julien Paolini avait rappelé la volonté du "Conseil exécutif de Corse d’associer l‘ensemble des parties prenantes de l’Assemblée à cette étape d’évaluation". Si l’initiative est saluée par tous les conseillers, tous n’ont en revanche pas les mêmes raisons de ne pas adhérer au projet. "Je ne vote pas le document parce que je le conteste, mais parce que je considère qu’il est très incomplet", juge Paul-Félix Benedetti, chef de file de Core in Fronte.
"Oui, il faut un véritable outil de planification, soutient Marie-Thérèse Mariotti. Mais avec des secteurs bien déterminés et non pas des lettres au Père Noël avec des volets tellement fourre-tout, excusez-moi, que ça en devient pratiquement indéclinable."
Une longue passe d'armes
Les échanges se tendent davantage lorsque des élus de l’opposition pointent, selon eux, les problèmes d’accès au logement causés par l'élaboration de ce document, notamment en raison de l’annulation de plusieurs PLU (Plan local d’urbanisme) censés être en conformité avec ledit Padduc. "Vous savez pertinemment que ce document est un blocage pour la possibilité de bon nombre d’entre nous et bon nombre de nos enfants de s’installer", tance l'élu de droite Georges Mela, ancien maire de Porto-Vecchio.
Son successeur dans la Cité du sel, Jean-Christophe Angelini, abonde dans le même sens : "Entre-temps, on essaie de sortir d’un modèle résidentiel mais ceux qui devraient nous y aider, c’est-à-dire vous, sont les mêmes qui, en retardant les procédures, nous posent des difficultés. On a besoin d’un Padduc qui soit rapidement opérationnel. Pas d’un document qui au fil des mois et des années emprunte le même chemin que son prédécesseur."
Jean connaît trop bien la politique et cet hémicycle depuis trop longtemps pour ne pas mesurer ce qu'il est en train de dire et de faire."
Les arguments du chef d’Avanzemu font réagir Jean Biancucci, ancien président de l’Agence d’aménagement et d’urbanisme. "Au vu des interventions, on est dans un débat politique voire politicien, répond sèchement le chef du groupe de Fà populu inseme. C’est désolant. Quand on entend les propos de Jean-Christophe Angelini, on a l’impression qu’il n’était pas précédemment au Conseil Exécutif et qu’il ne faisait pas partie de cette majorité. Nous avons fait les choses ensemble. Ce que nous avons fait ensemble est défendable et doit être défendu ensemble."
"Je veux conserver à l'endroit de toutes, de tous et de chacun le respect. Et Jean (Biancucci, ndlr) connaît trop bien la politique et cet hémicycle depuis trop longtemps pour ne pas mesurer ce qu'il est en train de dire et de faire", répond Jean-Christophe Angelini.
Jean Biancucci poursuit en répondant toujours aux critiques de l’opposition : "Vous dites que nous n’avons pas avancé. Quand j’étais président de l’AUE, il y a eu une centaine de recours contre le Padduc, contre les Espaces stratégiques agricoles (ESA), au point que je me tourne vers l’ancien maire de Porto-Vecchio (Georges Mela, ndlr) où il y avait des erreurs sur sa cartographie. Tout ça a été réparé, tout ça a été revu et corrigé et pris en compte par l’Exécutif. Nous avons aujourd’hui une carte des ESA qui est indiscutable."
La réaction de Georges Mela ne tarde pas : "Je ne sais pas si c’est l’ancien maire ou le nouveau maire de Porto-Vecchio qui doit s’exprimer mais quand on parle de Porto-Vecchio dans cet hémicycle, il y a des connotations qui sont toujours péjoratives sur la ville et sur tout ce qu’il ne faudrait pas faire en Corse. Or, c’est une commune où il y a une véritable activité qui s’exerce et qui n’est pas remise en cause. À un moment donné, il n’y pas les vilains d’un côté et les bons de l’autre."
"Dès le début, avec ce Padduc, expose Jean-Christophe Angelini, il y a eu d’un côté ceux qui voulaient une forme d’ouverture en matière d’urbanisme et d’aménagement et qui étaient très vite taxés de spéculateurs ou d’être pro-spéculation, et de l’autre, ceux qui a l’inverse voulaient le maintien des ESA et qui étaient tout aussi mécaniquement taxés de Khmers verts ou d’intégristes de l’environnement. Dès qu’on parle de littoral, on est spéculateur et intégriste ; dès qu’on parle d’agriculture, on est productiviste et intégriste. Ce pays adore les schémas de cet ordre et les cultive à l’envi dans presque tous les domaines. Comme si l’idée de tendre vers un compromis relevait du gros mot ou de la trahison. Simu fatti cusì. On verra ce que les temps à venir nous réserve."
Nous vous tendons la main, vous nous tournez le dos"
Au milieu de cette tension verbale née d'un "sujet qui déchaîne les passions", dixit Gilles Simeoni, on sent néanmoins poindre la volonté commune de traiter pour le mieux cet épineux dossier. "C’est un travail qui doit être fait de concert", assène Georges Mela en se tournant vers Gilles Simeoni : "Travaillons ensemble sur ce document", lance-t-il au président de l’Exécutif avant de convoquer l’histoire de l’Assemblée : "s’il y a vraiment une main tendue, que le président me permette : dans cet hémicycle, à un moment donné, votre père a fait résonner deux phrases : "nous vous tendons la main, vous nous tournez le dos". Aujourd’hui, il est grand temps d’inverser les rôles. S’il y a une main tendue, on va la saisir sur ce document-là. Parce que c’est le document attendu par tous les Corses et par tous les élus ici."
"Je suis certain que notre main tendue rencontrera la vôtre", rétorque Gilles Simeoni dans un sourire entendu.
Un lapsus pour conclure
L’échange détend l'atmosphère et marque la fin d'une partie de chjami è rispondi qui s’est également jouée sur le terrain comptable, les uns n’avançant pas les mêmes chiffres que les autres sur les permis de construire délivrés et l’évolution démographique de l’île. Une brèche dans laquelle s’engouffre Julien Paolini pour conclure son propos : "Il y a donc une nécessité impérieuse, à mon avis, de faire cette analyse globale", souligne-t-il avant de s’adresser à Jean-Christophe Angelini en l’appelant Jean-Christophe Acquaviva. Le lapsus fait pouffer de rire l’hémicycle, sachant que Jean-Félix Acquaviva et Jean-Christophe Angelini sont connus pour leurs rapports très distants, voire inexistants. "J’essaie de trouver un consensus sur ce dossier", plaisante Julien Paolini, ajoutant sur le même ton : "J’ai enfin rapproché des positions historiquement divergentes."
Peut-être arrivera-t-il à en faire de même autour de ce fameux Padduc ? Pour l’instant, les élus peinent à s’accorder sur ce document sur lequel plane l’ombre d’une éventuelle révision partielle ou complète. Celle-ci ne pourrait intervenir qu'après la présentation par l'Exécutif de l'analyse globale en mai 2022.
Pour Julien Paolini et son équipe, en charge de ce dossier aussi important qu’encombrant, le plus dur commence peut-être. Ce dont semble avoir conscience la conseillère d’opposition Marie-Thérèse Mariotti : "Cher Julien, votre bizutage est lourd et nous vous souhaitons courage et méthode dans votre mission."