Le Coronavirus continue son évolution en Corse. L’île a franchi le cap des 100 cas dans la journée de samedi. Il y a 100 ans, elle a connu une épidémie de grippe espagnole qui a fait 6.000 victimes. Le professeur d’Histoire Jean-Baptiste Torre répond à nos questions.
La Corse compte, ce dimanche 15 mars, 106 cas confirmés de Coronavirus et 5 décès.
Dans son allocution, jeudi, Emmanuel Macron a décrit la pandémie de Covid-19 comme la plus « grave crise sanitaire depuis un siècle. » Une référence à la grippe espagnole qui a fait 6.000 victimes en Corse en 1918.
Jean-Baptiste Torre, titulaire d’une maîtrise d’Histoire sur ce sujet et professeur certifié d’Histoire au lycée Fesch d’Ajaccio, répond à nos questions.
- Le président de la République considère que le Covid19 est la plus grave crise sanitaire depuis un siècle, soit la grippe espagnole.
Jean-Baptiste Torre : La grippe de 1918 est considérée comme la mère de toutes les épidémies. Cette comparaison n'a pour l'instant pas d'assise scientifique. Elle a ses limites dans la mesure où ces deux événements sont distants de 100 ans.
- En Corse, comment la grippe espagnole s’est-elle propagée ?
Jean-Baptiste Torre : Dans un premier temps, l'Espagne n'y est pour rien, c'est un pays neutre dans le conflit mondial et l’information n'est pas soumise à la censure le gouvernement et le roi en sont les premières victimes.
Le virus débarque en mars 1918 avec les troupes américaines, les premiers cas apparaissent en Corse en août 1918 dans le Cortenais. Fin septembre, aucune partie de l'île n’est épargnée. Le retour des permissionnaires dans la famille a été un facteur de diffusion. La présence militaire dans les villes comme Corte a aussi été un facteur aggravant dans la propagation de l'épidémie. Vers le 16 septembre, pas moins de 20 inhumations ont lieu à Corte.
- Quelles mesures ont été déployées à l’époque ?
Jean-Baptiste Torre : Les autorités ont eu du mal à réagir devant la brutalité d'un fléau et l'étrangeté des symptômes. Certains pensent tout d'abord au choléra. Le réseau sanitaire est encore très limité dans la mesure où les infirmiers et les médecins sont sur le front. On compte, en 1918, une centaine de médecins pour une population de 258.000 habitants.
Certains villages sont mis en quarantaine, mais ces mesures ne sont pas respectées par manque de moyens. Dès le mois de septembre, les autorités préfectorales prennent des mesures inapplicables comme l'utilisation de cercueil en plomb.
Dans une trentaine de villages, l’ouverture de la fosse commune devient la règle comme mode d'inhumation, et de grandes quantités d'aspirine sont envoyées dans les zones les plus touchées. Mais l'une comme l'autre ne nous donne que l'illusion d'une guérison qui ne se produira, finalement, jamais. Les liaisons avec le continent sont supprimées en août et en septembre 1918.
Les mesures pour éviter la contagion se limitent à quelques conseils. La prophylaxie familiale individuelle est à l'image de la promiscuité dans laquelle vit une population éprouvée par quatre ans de privation.
- Quelle couche de la population a été la plus touchée ?
Jean-Baptiste Torre : La vie hygiénique et les insuffisances ont favorisé l'expansion de l'épidémie, le virus n’épargne personne. La population urbaine semble un peu plus préservée.
Cette épidémie fut particulièrement mortelle pour les jeunes, caractère inhabituel pour une maladie qui frappe généralement les personnes âgées. Par exemple, à Cuttoli, on compte 90 morts en un mois et demi, 80 % d’entre eux ont moins de 30 ans.
►Reportage : les épidémies qui ont frappé la Corse
- Comment l’expliquez-vous ?
Jean-Baptiste Torre : Sans doute par le fait que les plus âgés avaient été contaminés par un autre virus. Celui de l'épidémie grippale de 1890. Ils ont ainsi bénéficié d’une protection contre un frère ou un cousin du virus, réapparu 30 ans plus tard, la mémoire immunologique est, entre-temps, un concept accepté par tous.
- Comment la population corse a-t-elle fait face ?
Jean-Baptiste Torre : Difficilement. L’île est vide de ses forces vives et faute de remède les populations ont recours à des pratiques médico-magiques.
On verra, par exemple, les saignées se généraliser, mais elles affaiblissent les patients plus qu'autre chose. L’utilisation de plantes ainsi que de traitements controversés ont tenu pendant cinq mois une place importante. Parmi ces dernières, l’absorption régulière de sa propre urine. À ce sujet, beaucoup de personnes ayant échappé à l’épidémie attribuent leur survie à cette pratique.
L’utilisation de plantes, qui n’est pas seulement l’exclusivité de la médecine populaire, restera toutefois la règle. L’immortelle dorée, a Murza, avait la propriété de neutraliser la sueur. Les infusions de violettes, mais surtout de coquelicots, étaient utilisées contre les bronchites et pleurésies. Car les complications pulmonaires liées à la grippe espagnole pouvaient, suivant leur degré, laisser penser à ces maladies.
J’ai trois témoignages, de Castagniccia, surprenants, qui font allusion à l’utilisation d’une poule coupée en deux qu’on applique comme une coiffe pantelante sur la tête d’un malade. Mais nous touchons ici à la superstition.
- Quel est le bilan de la grippe espagnole en Corse ?
Jean-Baptiste Torre : Le bilan est approximatif, les sources font cruellement défaut. La grippe espagnole est un angle mort de l’Histoire, la Grande Guerre l’a fait oublier. Selon les chiffres, la Corse a déjà perdu plus de 10.000 hommes sur le front et voit la grippe entamer sa démographie d'à peu près 6.000 personnes.
On parle aussi de 40 millions de victimes dans le monde, et on sait qu'en Histoire les chiffres qui se terminent par plusieurs 0 sont sujets à caution. Personnellement, je pense que la grippe a tué deux fois plus de personnes que la guerre, mais sur une période 10 fois plus courte. Je parle de la Corse bien sûr.
- Peut-on faire une comparaison avec le Coronavirus aujourd'hui ?
Jean-Baptiste Torre : La comparaison est ambitieuse, en 1918, on ne sait pas ce qui tue. Il faut attendre 1933 pour comprendre que l'épidémie est due à un virus inconnu, H1N1, alors qu'aujourd'hui, le virus est identifié.
En août 1918, nous sommes encore en pleine guerre. L'Allemagne est loin d'avoir capitulé. D’ailleurs, cette capitulation peut s’expliquer, l'Histoire a oublié, par la forte mortalité liée à l’épidémie grippale dans les troupes allemandes.
Aujourd'hui, nous sommes en pleine mondialisation, et le monde médical n’est plus du tout le même.