Depuis la mi-mars, et l'instauration du confinement dans le pays, l'une de nos journalistes raconte ses journées. Aujourd'hui, elle se pomponne pour aller faire les courses.
Pour retrouver le chapitre 34 :CHAPITRE 35 : Rouge sang, jour sans
J’ai mis du rouge à lèvre. Un rouge profond et mat, pour faire mes courses à l’épicerie. Je me suis dit que ma copine du haut de la rue avait dû allumer l’idée, elle qui s’en barbouille pour descendre les poubelles. Pourtant, un voyant (rouge évidemment) semblait s’être allumé dans ma tête l’air de rien. Je l’ai ignoré.
Emplâtre sous le masque ?
Lorsqu’on met du rouge aux lèvres, il faut un minimum de tenue. J’ai donc enfilé une robe mais j’ai évité les nus pieds cette fois (pour ne pas éblouir de ma peau blanche). De toute façon, il pleuvait.Je suis pourtant partie sans parapluie, mon cabas sous le bras. J’avais besoin d’acheter des produits frais pour ma mère que je devais passer voir dans l’après-midi. J’ai ainsi débarqué, bouche pimpante à l’épicerie. J’ai su qu’on ne voyait que ça, parce que, le pas de porte à peine franchi, Philippe lançait un tonitruant, « tu as mis du rouge à lèvres aujourd’hui ! ».
Il se méfie un peu quand même, maintenant, Philippe, parce qu’il sait que ses réflexions finissent dans mes papiers. Mais là, il n’a pas pu s’empêcher. J’ai dit, « oui, j’avais envie ! ». Je ne mets que très rarement du rouge à lèvres, et généralement pas pour descendre faire mes courses au coin de la rue. Dans la vraie vie, je suis plutôt garçon manqué.
Le difficile combo masque/rouge à lèvres
Mais c’était un jour « fille » et j’avais décidé de l’assumer… jusqu’au moment d’enfiler mon masque en tissu pour évoluer dans les rayons, le « bonjour » consommé. Là, j’ai réalisé que se peinturlurer les lèvres n’était décidemment pas la bonne idée du jour.Deux solutions s’offraient à moi : soit assumer que le frottement emplâtre la doublure de rouge et par extension mon visage - dans une idée qui pourrait faire pâlir d’envie Robert Smith, encore (référence capillaire et maquillage du moment) - soit je pinçais les lèvres le temps des emplettes.
J’ai choisi la seconde solution. Option tenue jusqu’au rayon légumes ou je croisais Pascal, et je ne croise pas Pascal sans taper la discute. Raison sociale l’ayant emporté, j’avais aussitôt oublié les précautions d’usage (qu’il faudra travailler pour le 11 mai concernant les sorties « rouge à lèvres/masque », c’est à noter), comme j’oublie d’ordinaire facilement qu’on ne peut grimper sur un mur, vêtue d’une jupe !
L’antidépresseur au naturel…
On a fini par se faire rappeler à l’ordre avec Pascal. Dans un monde où les relations humaines quotidiennes sont réduites à néant, impossible de traîner entre les étales après s’être rencontré parce que d’autres gens attendent dehors pour rentrer, limitation du nombre de clients dans le commerce oblige.Mais, ce que Philippe ne voyait pas en nous sermonnant de sa caisse (il n’entendait que nos échanges), c’est qu’on était malgré tout à fond concentré sur nos choix de fruits et légumes, conscients que dans cette période où l’on a le temps, impossible de toujours le prendre. Bref, au moment de payer la note, Chrystel est arrivée et le grand moment a commencé.
Elle m’a regardé l’air de dire « t’a pécho durant le confinement ou on me cache des choses ? ». J’ai dit, « non, on ne te cache rien, Chrystel, j’en avais juste marre de la tenue officielle, bas de survêt et tee-shirt large ». Elle a insisté de son regard de chat, « tu es bien belle ! ».
Et comme je m’apprêtais à sortir et Pascal aussi, elle a fait marche arrière en disant au patron qui la connait bien, « oui, je sais, je suis une croix, mais faites rentrer quelqu’un d’autre, je sors aussi, j’ai envie de parler à ma copine ! ».
Forêts vierges
On s’est retrouvé sous la marquise du magasin (je vais vérifier s’il s’agit de la marquise ou du balcon du voisin du dessus après réflexion), on a posé nos sacs et Chrystel a embrayé, « toi, tu mets une robe et du rouge à lèvre, mais moi, j’ai pas de culotte, pas de soutien-gorge et j’ai mis les voiles sous une pluie radio active parce que je dois descendre en urgence au restaurant ». Décor planté.Un véritable anti dépresseur à elle toute seule, Chrystel ! Elle a enchaîné sur nos forêts vierges (très denses en ce moment), et elle a visé mes gambettes, l’air de dire, « sur les jambes, ça va ! ». Vu le tableau qu’elle venait de dresser de sa déchéance, j’ai soulevé le bas de ma robe, ai visé un poil long sur le tibia pour tirer dessus et l’arracher, « tu vois, je leur fais la vie comme ça en ce moment ».
On a ri. Pascal n’a pas eu l’air d’être perturbé par ce moment « filles ». Pas même quand Chrystel a évoqué sa libido. Là, je censure mais l’histoire du petit Jésus dans la crèche est restée dans les annales.
Après ce moment très « nature-peinture », je suis remontée chez moi. Nicolas devait passer déjeuner. Quand il est arrivé, lui aussi s’est écrié, « tu as mis du rouge à lèvres ! ». Lui a une excuse : il me connait surtout en pyjama, vu que j’ai baissé le voile de la pudeur de suite, pour qu’on soit à l’aise dans ce confinement.
La seule qui n’ait pas pu me faire de coup de la réflexion qui chante haut à mon arrivée, c’est finalement ma mère : lorsque je suis montée, elle était sortie (« frayeur, épisode 2 », mais pas complètement). Je peux dire que la case, « pratique sportive » est utilisée par elle (ma mère n’est déjà pas épaisse, mais ne prendra pas un gramme, je vous assure).
Avant de sortir pour monter vers les beaux quartiers, j’avais glissé le rouge à lèvres dans mon sac pour d’éventuelles retouches, mais il est resté rangé. J’ai compté, l’aller-retour m’a pris un quart d’heure montre en main, le temps de déposer les courses dans l’entrée, le décorum n’avait pas eu le temps de couler.
Je suis donc parvenue à la fin de cette journée rouge à lèvres, le voyant rouge toujours allumé. J’ai fini par y regarder d’un peu plus près. C’est mon copain Yann qui a appuyé sur le bouton sans le savoir. Yann, mon collègue de travail qui, lorsque je refuse de faire un « live » Facebook, me laisse trainer des pieds jusqu’au bout sans broncher (il a une patience, Yann !), parce qu’il sait qu’il a déjà gagné.
Yann qui se moque de moi quand je me cogne sur un rebord de patinoire en plein direct, manquant de tomber à la renverse. Yann qui continue à assurer une mission de terrain quand j’écris tranquillement dans mon fauteuil.
Yann qui a pourtant bien compris, sans que je le dise, que le télétravail c’est parfois compliqué. Yann qui a essuyé mes larmes (il les a prises dans la gueule, j’entends) parce que le voyant rouge ne s’était pas allumé pour rien.
Il ne s’était pas allumé pour rien, parce que les seules fois dans ma vie où j’ai mis du rouge à lèvres, je n’allais pas bien. Parce que, quand je mets du rouge à lèvres, on ne voit que ça. Et que ça cache bien le reste…