"Bol d'air frais" face aux mesures de restrictions sanitaires en place depuis plus d'un an pour les fêtards, vecteur inquiétant de propagation de l'épidémie pour les autorités, en Corse comme partout en France, les fêtes perdurent malgré les confinements et couvre-feu.
C'est une façon de "souffler un peu" pour Maeva*, 19 ans. Frustrée de la fermeture en "quasi-continu" des bars et restaurants depuis plus d'un an, de même que de tous les lieux festifs ou de rencontres traditionnels, la jeune Bastiaise prend régulièrement part à des soirées dites "clandestines".
Parfois chez des amis qui ont leur propre logement, mais le plus souvent dans des établissements officiellement fermés au grand public par mesures sanitaires, officieusement ouverts aux petites heures de la nuit moyennant un certain montant.
Sa dernière bamboche remonte à pas plus tard que la veille, lundi 19 avril : comme tous ses amis "initiés", Maeva a reçu une invitation à prendre part à une soirée dans un établissement de nuit de Haute-Corse. "C'est toujours le même scénario : on nous contacte en fin d'après-midi pour nous tenir au courant d'une fête dans la soirée. Des fois l'adresse est déjà indiquée, des fois on nous la donne au dernier moment pour éviter de se faire prendre par la police, au cas où quelqu'un ferait fuiter."
Pas de tenue spécifique demandée par les organisateurs, si ce n'est une paire de baskets, plus pratique pour prendre la fuite en cas de contrôle inopportun des forces de l'ordre. "Je sors au moins une fois par semaine chez des amis, et une à deux fois par mois dans des grosses soirées comme celles-là. Avec les confinements et les couvre-feu, j'avais l'impression de devenir folle. C'est mon seul moment de liberté et ce qui me permet de tenir malgré tout."
Son amie Ghjulia*, elle aussi "fêtarde clandestine", a un avis encore plus tranché. "Macron disait que c'est difficile, d'avoir 20 ans, en cette période. Je ne sais pas si nos parents, si les gens de manière générale, se rendent compte à quel point. J'ai le sentiment qu'on me vole ma jeunesse, qu'on m'empêche de profiter de mes plus belles années pour protéger des gens qui les ont déjà vécues. On peut dire que c'est égoïste comme point de vue, mais moi je pense que ce sont eux qui sont égoïstes de nous imposer tout ça."
On peut dire que c'est égoïste comme point de vue, mais moi je pense que ce sont eux qui sont égoïstes de nous imposer tout ça.
Depuis mars 2020 et la mise en place du premier confinement en France, les deux jeunes filles affirment avoir pris part, et ce malgré les restrictions sanitaires, à une vingtaine de "grosses" soirées. Des événements tenus secrets, "mais quand on a les bons numéros, c'est assez facile de se faire inviter", assure Ghjulia.
Invitation par Snapchat ou Télégram
Pour rejoindre le cercle - pas si - fermé, pas question de compter sur le bouche-à-oreille : c'est par le biais des réseaux sociaux, et si possible par messagerie cryptée, comme sur l'application Télégram, ou message éphémère, comme sur Snapchat, que tout s'organise. Julien*, 27 ans, est abonné à un des comptes Snapchat qui communique sur des soirées clandestines ou apéros sauvages en Corse.
"Des personnes que je connais bien sont derrière le compte, donc j'ai été ajouté dessus au tout début, en avril dernier. À l'époque, c'était juste pour prévoir des apéros entre potes, on venait tous avec une bouteille chacun et des chips et on ne dépassait pas la quinzaine, c'était juste des rendez-vous discrets entre potes."
Des sorties que certains d'entre eux postent par la suite sur les réseaux sociaux, incitant plusieurs personnes à les contacter. "Ils voulaient savoir s'ils pouvaient nous rejoindre parce qu'ils se sentaient seuls et qu'ils s'ennuyaient. Parfois, c'était même des gens qu'on ne connaissait pas du tout. Ça a donné des idées à mon pote à la base des rendez-vous."
Un temps mis en pause durant l'été avec la levée du confinement, le compte Snapchat reprend du service en novembre 2020. Mais dans une nouvelle mouture : plus question cette fois de simples "apéros entre potes", ce sont désormais des soirées à 50, 100, voire plus de personnes qui sont proposées, pour 30 euros l'entrée en moyenne.
"On est beaucoup à être au chômage technique ou sans revenus depuis des mois. Ils ont vu un moyen de se faire de l'argent en profitant en ce moment et ça a marché", tranche Julien, avant de continuer en riant : "Avec toutes les boîtes qui tombent en ruine en ce moment, on pourrait presque saluer une réussite entrepreneuriale."
Dix-sept soirées clandestines contrôlées en deux mois en Haute-Corse
Une plaisanterie qui n'amuse néanmoins pas les services administratifs territoriaux. Le préfet de Haute-Corse, François Ravier, indique ainsi avoir interrompu 17 fêtes clandestines au cours des deux derniers mois, 7 en zone police - c'est-à-dire le Grand Bastia -, et 10 en zone gendarmerie.
Des soirées à volume variable (de 15 à 130 personnes pour la plus importante, qui s'est déroulée le 17 avril dernier à Vescovato et à la suite de laquelle le parquet a décidé d'ordonner une enquête pour mise en danger de la vie d’autrui).
"Nous avons engagés des moyens de contrôles importants : en zone police, cela représente chaque soir une équipe de secours, soit deux à trois personne, en complément d'une équipe de la BAC et des CRS. En zone gendarmerie, on compte 10 patrouilles programmées chaque nuit, et cela peut monter jusqu'à 25 patrouilles en week-end. En fonction des jours, on a donc entre 50 et 100 gendarmes qui patrouillent les soirs de week-end, et entre 10 et 25 les jours de semaines."
En plus de patrouilles aléatoires, les forces de l'ordre s'appuient sur les témoignages de riverains, alertés par des nuisances sonores notamment, mais également sur une veille des réseaux sociaux. "Les équipes recherchent par exemple des mots-clefs".
Le préfet estime cependant que le phénomène des fêtes clandestines est "assez contrôlé" dans le département. "17 fêtes détectées en deux mois, c'est moins d'une fête par week-end. Il est impossible de dire si nous empêchons 100% des fêtes clandestines, et il y aussi le problèmes des soirées qui se font dans des domaines privés, pour lesquelles nous sommes contraints d'attendre que les personnes quittent les lieux pour les contrôler. Mais il est certain que les patrouilles ont un effet dissuadant sur ces soirées. Je l'espère en tout cas."
"On ne peut pas empêcher les gens de se réunir"
La procureure de la République d'Ajaccio, Carine Greff, constate elle ne pas avoir eu "de remontées spécifiques de fêtes clandestines qui ont pris place pendant la période du confinement", sans nier que de tels événements aient pu et puissent encore se produire. "On ne peut pas empêcher les gens de se réunir, et évidemment, ils ne nous préviennent pas à l'avance de leur intention de le faire. Mais si on apprend qu'une réunion est prévue ou est en cours, nous pouvons procéder à des contrôles."
Des interruptions de festivités qui restent relativement peu fréquentes : au cours des derniers mois, seule une fête, organisée le 16 avril dernier à Porto-Vecchio, a donné lieu à des contraventions délivrées à l'ensemble de ses participants par les forces de l'ordre. "Il s'agissait d'un anniversaire qui rassemblait une quinzaine de personnes, et pour lequel des chambres avaient été louées, en violation avec les mesures de couvre-feu. Tous ont été soumis à une contravention de quatrième classe."
Les gens ne nous préviennent pas à l'avance de leur intention de se réunir.
Dans l'ensemble, estime Carine Greff, la politique instaurée sur l'île et les contrôles par les forces de police et de gendarmerie ont porté leurs fruits, et les habitants de Corse-du-Sud font preuve de "responsabilité". "Les soirées clandestines ne sont pas des faits fréquents dans le département", conclut la procureure de la République d'Ajaccio.
"Je pourrais citer plusieurs bars qui ouvrent en arrière-boutique plusieurs fois par semaine rien qu'à Ajaccio", argue de son côté Julien, le fêtard clandestin. "Sur toutes les soirées que j'ai faites, on a dû terminer plus tôt quelques fois parce que la police traînait dans le coin, mais je n'ai jamais été verbalisé. Je ne sais pas ce qu'on peut en déduire de l'efficacité réelle des fameux contrôles."
"Le bal des hypocrites"
Julien assume de ne pas respecter les mesures de restrictions sanitaires à la lettre. Il réfute pour autant toute accusation de participer plus qu'un autre à la propagation de l'épidémie. "Les mêmes que l'on voit s'indigner sous les publications sur les réseaux sociaux qui parlent de fêtes clandestines qui ont eu lieu sont ceux qui vont faire leur partie de pétanque le dimanche entre retraités sans masques. Ou qui font leurs courses trois fois par jour en tâtant tous les fruits et légumes pour bien laisser leurs germes et choisir le bon. C'est le bal des hypocrites."
Je pourrais aussi tomber malade en allant au supermarché.
Maeva, elle, admet se sentir "un peu honteuse", parfois, au retour des dites soirées. La jeune fille, qui vit encore chez ses parents et voit régulièrement ses grands-parents, redoute ainsi d'être un jour vectrice du Covid-19. "Ce n'est pas quelque qui m'obsède, mais il m'arrive d'y penser. Après, je pourrais aussi tomber malade en allant au supermarché, alors...."
Les trois fêtards sont cependant unanimes : jusqu'à temps que dureront les couvre-feu et confinement, pas question de renoncer à leurs sorties clandestines.
* les prénoms ont été modifiés