"Plus qu'un roman sur le tourisme, Nord Sentinelle est un roman sur une catastrophe inévitable, qui broie tout le monde" : Entretien avec Jérôme Ferrari

Six ans après A son image, Jérôme Ferrari est de retour. Et il est dans une forme spectaculaire. Son dernier roman, Nord Sentinelle, qui porte une nouvelle fois un regard aiguisé sur la Corse d'aujourd'hui, s'impose déjà comme un des grands romans de la rentrée littéraire. Nous l'avons rencontré.

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Un soir d'août comme tant d'autres, sur le port d'une station balnéaire comme tant d'autres, au milieu d'une foule de touristes interchangeables, Alexandre Romani, vingt-trois ans, poignarde Alban Genevey, un étudiant en médecine qui vient passer ses vacances, chaque été, dans la région.

Ce drame, et ce qui y a mené, c'est l'ami du père d'Alexandre, Philippe, qui nous le raconte, au fil d'un récit éclaté et audacieux, auquel s'entremêlent de fréquentes digressions sur le tourisme de masse, qui corrompt et avilit les populations qui lui ouvrent leurs bras.

L'auteur du Sermon sur la chute de Rome a largement démontré, par le passé, à quel point il sait se jouer des règles classiques de la narration. Mais jamais peut-être il ne l'avait fait avec cette maestria.

Nord Sentinelle navigue entre les époques et les styles littéraires, du conte à l'interrogatoire policier, en passant par quelques vignettes cruellement drôles, sans oublier une touchante incursion du côté du merveilleux.

Et il le fait avec une fluidité telle que ces variations ne nous font jamais sortir de l'histoire.

Au final, elles viennent même éclairer cette tragédie douloureusement banale d'un jour nouveau.

Le monde que Jérôme Ferrari décrit nous est familier. Et il est par bien des points condamnable, parfois même haïssable. Mais il est également le résultat d'une infinité de compromissions, de mauvais choix, d'injustices et de renoncements, individuels ou communs, passés et présents.

Et, comme souvent dans ses romans, les coupables, Dans Nord Sentinelle, sont également des victimes.

Six ans se sont écoulés depuis la sortie d'A son image, en 2018. Mais ça valait le coup d'attendre. Avec Nord Sentinelle, Jérôme Ferrari signe sans aucun doute l'un de ses plus beaux livres.

Entretien avec Jérôme Ferrari

À aucun moment, au fil des 140 pages de Nord Sentinelle, il n'est fait mention de la Corse. Pour quelle raison ? 
La ville où se passe Nord Sentinelle n'existe pas. C'est une espèce de ville hybride, un mélange de Bonifacio, Ajaccio et Porto-Vecchio. À l’origine, je voulais écrire un livre qui aurait pu se passer dans n'importe quelle ville de Mediterranée. Je ne voulais pas l'ancrer quelque part. Mais évidemment ce n'est pas possible, et bien sûr, très vite, tous les lecteurs vont bien voir que ça se passe en Corse...

Peut-être est-ce parce que ce que vous racontez ne pouvait se passer qu'en Corse ? 
Je crains qu'il y ait dans cette histoire quelque chose de spécifiquement Corse, effectivement (rires) ! Pour autant je reste persuadé qu'une situation générale peut toujours se décliner, en fonction des spécificités. Les tensions extrêmes, les conflits que je décris, ils pourraient exister ailleurs. Pour autant, j'ai fini par renoncer à l'idée d'universaliser le propos. C'était prendre le risque de créer un espace qui pourrait sembler faux.

Il est essentiel d'éviter de porter un jugement de valeur sur les personnages, quand on écrit un roman

Jérôme Ferrari

Tout au long de la lecture, on est accompagné par le sentiment que le drame qui se joue est inéluctable...
Nord Sentinelle fonctionne dans un mécanisme déterministe qui est celui de la tragédie. Plus qu'un texte sur le tourisme, comme il est parfois présenté, c'est un texte sur une catastrophe inévitable, qui broie tout le monde.

Et dont on peine d'ailleurs à désigner les responsables, lorsqu'on ferme le livre
Je l'espère, en tout cas. Je pense que le truc le plus essentiel, c'est d'éviter de porter un jugement de valeur sur les personnages. Il n'est pas question de les sauver, mais plutôt de les faire apparaître dans toute leur complexité et leurs contradictions. Tout roman digne de ce nom doit tenter de réussir cela. Hormis, bien sûr, lorsque l'un des personnages est une figure du mal, presque une entité métaphysique, comme dans Meridien de sang, de CormacMcCarthy. Quand on parle de gens réels, en revanche, c'est la moindre des choses. 

Les gens que l'on croise dans votre livre sont néanmoins, pour beaucoup, médiocres et cupides. Leur horizon se réduit à la fin de la saison estivale. Ils sont comme cela à cause du tourisme de masse, ou le tourisme de masse a pu se développer parce que nous sommes comme cela ? 
Une chose est sûre, il y a une dialectique mortifère là-dedans. Et dans un sens, systémique. 

Vous n'avez jamais fait mystère de votre hostilité à ce tourisme-là. C'est vous qui parlez, quand le narrateur décrit, avec virulence, la situation ? 
Il y a des choses que je pense, c'est vrai. Mais elles sont poussées à l'extrême, elles sont présentées sans nuance, jusqu'au grotesque. Et puis vu le nombre de voyages que j'ai faits dans ma vie, je serais quand même gonflé d'être aussi catégorique ! Finalement, les gens ne peuvent pas encadrer les touristes sauf quand ils font du tourisme. (Jérôme Ferrari réfléchit quelques instants) Et puis j'ai quand même l'impression tenace que 80 % des gens que je croise dans les rues d'Ajaccio ont fait une école de formation pour devenir touriste, où on leur explique comment s'habiller comme un touriste, comment être sûr d'être repéré en deux secondes et de passer pour un plouc.

 

Pour votre narrateur, "nul besoin de prophétie pour savoir que le premier voyageur apporte toujours avec lui d'innombrables calamités". Et il prend pour exemple Richard Burton, légendaire explorateur du XIXe siècle... Plus que le tourisme, c'est le voyage en lui-même qui semble être le péché originel ?
J'ai beaucoup d'admiration pour Richard Burton. J'aime beaucoup les ethnologues, les explorateurs, mais ils n'arrivent jamais tous seuls quelque part. Ils traînent derrière eux, par leur curiosité des cultures hautes, des choses qui sont destructrices. C'est comme ça.

Le monde tel qu'on le connaît peut parfois être un enfer assez convaincant

Jérôme Ferrari

La construction de votre livre est presque impressionniste. Et pourtant, au final, tout fait sens...
C'est le pari que j'ai voulu relever, et c'est le genre de pari dont on ne peut jamais savoir s'il va être réussi ou pas. Ça faisait partie du projet initial du bouquin, qui est le début d'une trilogie, intitulée Contes de l'indigène et du voyageur. Formellement, je voulais écrire un roman dans lequel il y aurait une unité, mais qui serait construit autour de mini-contes, qui existeraient par eux-mêmes, et qui en même temps feraient écho au reste du livre.

Vous vous permettez même une incursion dans le surnaturel, avec le djinn qui accompagne le personnage de Shirin, la petite amie d'Alban 
Le djinn, c'est le seul élément du livre qui est vraiment merveilleux. Même si, en fait, on comprend vite qu'il vient d'une histoire que le grand-père de Shirin lui racontait quand elle était enfant. Ce chapitre, c'est vrai, a un statut d'extraterritorialité, il n'est pas tout à fait comme les autres, et le narrateur, d'ailleurs, n'intervient pas du tout. Mais il a également son rôle dans l'histoire. 

À de nombreuses reprises, une dizaine il me semble, le terme "enfer" revient dans le récit. Cet enfer, c'est le monde dans lequel on vit ?
 Le narrateur, lui, il voit l'enfer partout, vous venez de le souligner ! C'est un peu exagéré, mais oui, finalement, le monde tel qu'on le connaît peut parfois être un enfer assez convaincant. Ça peut se nicher dans des petites choses. C'est parfois l'impression que j'ai, par exemple, lorsque je me retrouve à longer pendant des plombes les zones commerciales que l'on n'a d'autre choix que de traverser dans les grands aéroports. Ça, c'est assez diabolique, non ? 

Vous êtes aussi radical que votre narrateur, au final !
Plus sérieusement, alors que j'étais en train d'écrire Nord Sentinelle, j'ai été invité à des rencontres littéraires sur Dante. Et j'avais fait une intervention sur un passage de Schopenhauer dans lequel il écrit que Dante réussit très très bien sa description de l'enfer pour une raison toute simple : il en a de nombreux exemples dans la vie de tous les jours. Quand il s'agit de parler du paradis, en revanche, il n'a rien à dire, tout simplement parce que c'est inconcevable (rires).  J'ai aimé l'idée de creuser cette idée dans le livre, à cause du côté grotesque et hyperbolique de la chose. 

Ce qui me fait de la peine en Corse depuis très longtemps, c'est de voir la médiocrité collective s'ancrer dans un endroit où il y a des gens formidables en pagaille

Jérôme Ferrari

Hyperbole ou pas, votre livre ne laisse guère la place à l'espoir, non ? 
Le tragique de la situation, c'est qu'on est conduits à déplorer quelque chose contre quoi on ne peut rien. Et c'est vrai pour plein de choses. Pour le tourisme, comme pour le réchauffement climatique. Ce sont des systèmes puissants, qui nécessiteraient une réaction tellement universelle, que ce n'est pas raisonnable d'y croire. Ce n'est malheureusement pas en fermant le robinet lorsqu'on se lave les dents qu'on changera quoi que ce soit...

Certains ne manqueront pas, une fois de plus, de pointer votre pessimisme
Je suis politiquement pessimiste, je ne m'en défends pas. Pour moi, collectivement, c'est foutu. Mais je crois encore aux relations individuelles qu'on peut nouer. C'est ça, finalement, qui me fait de la peine en Corse depuis très longtemps. Voir la médiocrité collective s'ancrer dans un endroit où il y a des gens formidables en pagaille.

Retrouvez le reportage de Lionel Luciani et Stéphane Lapera dans une librairie ajaccienne le jour de la sortie de Nord Sentinelle : 


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