L'Histoire nous enseigne que les réponses apportées et les gestions des crises sanitaires ont toujours été approximatives. La Corse n'y a pas échappé. L'historien Antoine-Marie Graziani revient sur les différentes pandémies qui ont frappé l'île.
L'épidémie que le monde entier connaît aujourd'hui est loin d'être un cas unique dans l'Histoire de l'humanité.Nos sociétés occidentales, eu égard aux progrès de la science, confiantes dans la capacité de leurs systèmes de soins à répondre aux défis sanitaires, acceptent difficilement de ne pas avoir de réponse immédiate à cette nouvelle épidémie.
Pourtant, les siècles passés viennent nous rappeler à quel point il a toujours été très compliqué de faire face à elles.
A quand remonte la première grande épidémie qui a touché l'île et de quels témoignages écrits dispose-t-on ?
Antoine-Marie Graziani : La première sur laquelle on ait des éléments est la peste noire de 1348. Selon Pietro Cirneo, un tiers de la population corse aurait disparu. Selon le chroniqueur florentin Giovanni Villani elle aurait pénétré l’île comme la Sardaigne, apportée d’Orient par un bâtiment génois, et aurait enlevé deux tiers de leurs habitants.
- La deuxième épidémie a lieu au XVIème siècle, les données sont plus précises. D'où vient-elle et de quelle façon elle a touché la Corse ?
En fait, elle apparaît déjà en 1523 dans le Fiumorbu (une lettre d’un gouverneur la montre à u Sulaghju). En 1525, la peste touche Bastia au printemps et se réduit après l’été. Elle proviendrait d’un transport de tissus de lin venu de Rapallo en Ligurie. La peste réapparaît en 1526 dans le Cap Corse et touche toute l’île en 1528.
Elle tue cinq-sixièmes de la population de Bonifacio et deux-tiers de celle de Calvi, selon les officiers génois. En 1530, selon Marc’Antonio Ceccaldi, elle arrive dans son village de Vescovato.
Au début du XVIe siècle, la peste tue les deux-tiers de la population de Calvi
- Si le nombre de morts est évidemment peu précis y a-t-il eu des régions plus touchées que d'autres et pour quelles raisons ?Les nombres sont bien sûrs encore imprécis. La description de l’épidémie en 1530 par Ceccaldi est par contre très parlante aujourd’hui :
« Elle fut si effroyable et si dangereuse que, lorsque les malades avaient à communiquer avec les personnes bien portantes, elle attaquait celles-ci comme le feu attaque les matières sèches ou grasses que l’on a approchées de trop près. Et ce n’était pas seulement le contact des pestiférés qui tuait les personnes bien portantes : il suffisait de toucher leurs habits ou quelque autre objet qu’ils eussent touché ou utilisé ».
En général la peste touchait en premier lieu les villes portuaires du fait de leur situation. Mais la description que donne Ceccaldi, ainsi que d’autres documents rencontrés, montrent que les villages ne sont pas épargnés.
- Comment les populations y faisaient face ? Et que pouvaient faire les autorités sachant qu'il n'y avait ni moyens sanitaires, ni remède face au fléau ?
On a peu de détail avant la peste qui touche Gênes en 1579.
En général on confine les pestiférés chez eux et on brûle leurs affaires. On le voit en 1529 où un Magistrato della Sanità créé à l’occasion de l’épidémie fait brûler les affaires d’un Bernardino de Viggianello, suspect d’être infecté par la peste.
Les choses évoluent en 1579 avec l’épisode de peste qui touche Gênes, tuant 25 à 30000 personnes, et dont parle Alexandre Sauli dans une de ses lettres (« Je suis debout par force, écrit-il le 13 septembre 1580 à son cousin Bartolomeo Sauli, et tous les autres… sont au lit »). Le gouverneur décide que les marines seront gardées de tous côtés « en imposant des peines rigoureuses à ceux qui transgressent la loi ». Bastia institue pour la première fois quatre Conservatori della sanità, choisis parmi les personnages les plus importants de la cité.
Un commissaire député à la conservation de la santé est institué pour la partie orientale du Cap Corse. Ces hommes sont chargés de faire applique la législation en matière de quarantaine pour les voyageurs arrivant dans cette partie de l’île. Cette solution réapparaîtra notamment en 1619. Mais l’administration peut aussi demander dans les zones comme le Cap Corse ouvertes vers l’extérieur la tenue d’un petit livre « où sont inscrits les bulletins de salubrité » délivrés par l’administration à ceux qui arrivent de l’extérieur.
Bastia institue les Conservatori della sanità
- On tentait de se prémunir en invoquant les Saints... Comment cela se manifestait-il ?Par des processions en cas d’épisodes épidémiques, on organisait aussi des prière publiques. Mais on agissait aussi par la multiplication des chapelles dédiées aux saints protecteurs contre la peste comme saint Roch ou saint Sébastien. Ainsi Bastia était dotée dès l’origine d’une chapelle Saint Roch à l’entrée sur de la ville avant qu’on ne construise le saint Roch actuel au lendemain de la peste génoise de 1579. Ajaccio avait une chapelle Saint Roch et saint Sébastien située là où se trouve aujourd’hui Diamant III avant qu’on ne construise au début du XVIIe siècle San Ruchellu.
La chapelle à l’entrée de Bonifacio s’appelle San Roccu.
Et puis, les autorités pouvaient intervenir, y compris dans ce domaine : autorités municipales (création d’une fête pour commémorer le passage sans dégât d’une peste comme avec la Madunuccia en 1656), autorités d’Etat (organisation de la fête et de la propreté et l’embellissement des rues au moment des fêtes religieuses comme à Bastia pour la Fête-Dieu en juin, de tirs de canon par les pièces de la citadelle pour la Madunuccia à Ajaccio au XVIIIe siècle, etc...).
- En 1656 la peste a épargné Ajaccio mais pas Bonifacio. Pour quelle raison ne s'est-elle pas alors répandue sur toute l'île ?
En général les populations des villes, lorsque l’épidémie se propageait, cherchaient à gagner les campagnes : c’est ce qui s’est passé par exemple lors de la peste de 1656 à Naples.
C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles les épidémies finissaient bien souvent par toucher. Il faudrait posséder les registres paroissiaux de toutes les communes environnant Bonifacio au cours de la période.
Et il faudrait aussi que le desservant ait noté les causes de la mort, ce qui est très peu probable avant la fin du XVIIIe siècle. Pour se faire une image de la peste de 1656 il faut regarder ailleurs qu’en Corse, mais même là où l’on a de la documentation, on ignore tout des raisons qui font que telle ou telle partie du territoire ont pu être touchées.
Seules des études comme celle menée par Corradi au XIXe siècle ou plus près de nous par Carlo Maria Cipolla ou Guido Alfani peuvent un peu expliquer certains cheminements de la maladie.
On ignore les raisons de la disparition de la peste
- Jusqu'au début du XVIIIème siècle la peste était la principale voire l'unique épidémie. D'où venait-elle et pourquoi a-t-elledisparu à ce moment-là en tant qu'épidémie mondiale ?
On ignore les raisons de la disparition de la peste – la dernière en France eut lieu à Marseille en 1720 à partir de l’arrivée de balles de tissus venues d’Orient- et on est simplement amenés à considérer sa disparition sous nos latitudes à cette date, un siècle et demi avant que Yersin ne découvre ses origines (les tissus marseillais de la peste étaient ainsi contaminés par le bacille de Yersin).
Mais beaucoup d’autres maladies existaient déjà (le choléra par exemple et même ce mal di castrone ou galentino dans toute l’Italie en 1580 et présenté en France sous le nom de coqueluche et que Corradi présente comme un cattaro epidemico, peu mortel, mais que certains nomment « peste »). Et puis il y avait surtout les maladies infantiles (variole, croup, etc.) qui étaient les plus mortelles et se manifestaient aussi selon la formule d’épidémies.
Les Ragguagli, le journal paoliste nous révèle ainsi la mort de 36 enfants au début de 1766 et l’action d’un médecin, Giovanni Stefanopoli, qui le premier en Corse se servit de l’inoculation (une méthode découverte un demi-siècle auparavant mais généralement employée uniquement dans les couches les plus argentées de la population européenne) sur 95 enfants avec un grand succès.
- On l'ignore souvent mais au XIXème siècle en 1854, la Corse a connu une nouvelle épidémie due au choléra. Pourquoi le choléra, quelles ont été les zones affectées et quel a été le bilan en termes de morts ?
La période est mieux connue d’un point de vue sanitaire. L’épidémie traverse l’île, en rentrant pas les ports de Bastia et de Bonifacio.
Selon Paul Gherardi qui a travaillé plus particulièrement sur cette épidémie (qui toucha la France entière après une autre en 1832, Marseille a subi les deux), « le 18 novembre 1854, on dénombrait 199 décès dont 123 à Bonifacio et 51 à Bastia. En 1855, l’épidémie s’intensifie, notamment dans l’arrondissement de Bastia où 141 décès sont enregistrés. L’année suivante, elle décline pour disparaître enfin de l’île ».
Quant au choléra, il est lié généralement à l’absence d’hygiène et se propage là où l’eau n’est pas protégée contre la contamination fécale. En 1911 les autorités, craignant un retour de l’épidémie proposent déjà aux populations des gestes de défense, faire bouillir l’eau de boisson, s’abstenir de crudités, surveiller de très près la provenance des fruits et surtout se laver les mains régulièrement !
Après l'épidémie de choléra entre 1854 et 1856, Bonifacio devra agrandir son cimetière
- Le confinement a-t-il été imposé à ce moment-là ?Il y a d’abord l’installation de lazaret : Ajaccio en a connu deux différents, le premier sur la grande île des Sanguinaires construit en 1802 sur des plans de l’ingénieur des ponts-et-chaussées Petrucci. On pouvait y conserver 80 gondoles de corailleurs venus de Barbarie). Le second date de 1847 et servira lors de l’épidémie de choléra de 1854 à 1856.
Il semble qu’il n’y ait pas eu un confinement complet de la population à l’occasion. Mais l’administration sera obligée par contre du fait des décès d’agrandir le cimetière de Bonifacio.
- 1918 : la grippe espagnole affecte l'île le nombre de victimes est évalué à 6000 morts. Quelles ont été les mesures prises pour l'endiguer ?
C’est la dernière épidémie (il y a eu dix cas de peste en 1945) qui ait vraiment pesé sur la population insulaire. Elle arrive avec les troupes américaines en mars 1918 et touche en premier lieu Corte, qui est alors un centre militaire important dans l’île. Les autorités essaient d’appliquer, sans grand succès d’ailleurs faute de moyens et surtout faute de médecins, la quarantaine.
On envoie dans les zones touchées de grande quantités d’aspirine. On prévoit l’usage de cercueils en plomb avant de préférer l’ouverture de fosses communes. Enfin une décision qui nous rappellera là aussi quelque chose, on suspend pendant deux mois les lignes maritimes entre Corse et continent.
Traditionnellement, les épidémies entrant par la mer, les villes étaient les plus touchées
- De façon générale qui était touché par l'épidémie ? Elle frappait indistinctement ou certaines catégories étaient plus fragiles que d'autres ?Ca dépend des épidémies. Traditionnellement, les épidémies entrant par la mer, les villes étaient les plus touchées, c’est vrai pour la peste comme pour le choléra. Mais par exemple pour la grippe espagnole ça a fonctionné à l’envers : là les villes ont été plus épargnées que les campagnes. Autre problème, la question de l’âge.
Certaines épidémies touchent indistinctement les classes d’âge. Ca n’est pas le cas pour la grippe espagnole qui paraît avoir touché surtout les jeunes. Même chose pour la variole au XVIIIe siècle, même si Louis XV par exemple en est mort.
- Il n'y avait pas d'aide extérieure à l'époque. Comment d'un point de vue sanitaire la Corse y a répondu ? Comment la Corse a -t-elle surmonté à chaque fois ces épidémies ?
La plupart du temps ces maladies arrivent par la mer, elles font l’objet de prises en charge de la part des autorités dès la fin du XVIe siècle (peut-être même avant à Bonifacio…). Ce sont-elles vers lesquelles les populations se tournent en cas d’épidémie.
L’urgence est de confiner pour que l’épidémie ne se répande pas et alors que l’habitude est prise très tôt par les populations de se retirer à la campagne ce qui peut aider à sa propagation (par exemple en 1528, les officiers génois demeurés à Bastia notent le départ des populations). Ca ne marche pas toujours si on voit l’extension des épidémies à l’intérieur de l’île.
En fait la seule vraie réponse, au-delà des gestes barrières, toujours rappelés lors des épidémies depuis le XIXe siècle, c’est le temps : une épidémie à un moment disparaît… Mais cela peut prendre des mois ou plus.
Les autorités agissent toujours de la même façon face aux épidémies
- La saignée a dû être importante... Y a-t-il eu après chaque épidémie – du moins pour les plus récentes - un bouleversement économique, social voire politique ?Il n’y a eu que rarement dans l’histoire des révolutions liées à des épidémies, des crises économiques ou sociales c’est plus commun.
C’est justement la raison pour laquelle les autorités sont particulièrement attentives à leur communication. En fait, elles agissent toujours de la même façon.
Elles doivent rassurer –ce qu’elles font en général au début en minimisant voire certaines fois en niant l’épidémie- tout en étant suffisamment attentives à faire appliquer les décisions une fois qu’elles sont prises (confinement, mesures prophylactiques).
Elles s’appuient généralement sur l’administration locale, sur la police et ensuite, dans un deuxième temps, généralement, sur l’armée.