La réception de l'OM en demi-finale de la Coupe de France avait plongé la Corse dans une excitation peu commune. La négligence, l'inconscience et la cupidité de quelques-uns ont fait basculer toute une île dans la tragédie. En ce 5 mai 2024, nous republions cet article posté en 2022.

Ce devait être une fête comme la Corse n'en avait plus connu depuis la glorieuse épopée européenne de 78. 

L'OM, en ce mois de mai 92, règne sans partage sur le football français. Le club de Bernard Tapie n'a pas encore gagné la Ligue des Champions, mais il reste sur trois titres de champion de France. Et il compte dans ses rangs des stars telles que Jean-Pierre Papin, Basile Boli, Manuel Amoros, Chris Waddle ou Abédi Pelé...

David contre Goliath

Le Sporting Club de Bastia, lui, est en D2 depuis 1986, se débat dans des soucis financiers récurrents, et peine à retrouver l'élite. Mais au cours de la saison 91/92, les Bastiais signent un remarquable parcours en Coupe de France. Après une victoire à Nice en 8e (0-1) et une qualification face à Nancy lors des quarts, aux tirs au but, grâce à un Valencony en état de grâce, les Bleus sont en demi-finale, face à l'ogre phocéen. Et toute l'île se prend à rêver. 

Marseille était favori, mais Bastia pouvait gagner. Parce qu’il y avait Furiani…

Jacques Vendroux

L'engouement est tel, à travers toute la Corse, que le stade Armand Cesari semble bien trop petit pour accueillir le match. Bernard Tapie propose le stade Vélodrome, mais l'option est vite balayée. L'homme d'affaires promet de laisser l'intégralité de la recette au Sporting. 

La réponse est non. Une telle solution donnerait un avantage considérable à un club déjà mille fois supérieur, sur le papier, aux Bastiais. Et elle priverait beaucoup de Turchini de l'événement. 

Un pari fou est alors pris par Jean-François Filippi. Le président du SCB est encouragé par une première expérience tentée et réussie lors de la réception de Nancy, quelques semaines plus tôt. La tribune Ouest avait alors été agrandie grâce à des tubulaires, permettant à plus de supporters d'assister à la qualification en demi-finale.

Course contre la montre

Le Sporting veut voir grand. Beaucoup plus grand. Cette fois, l'idée est de porter la capacité d'accueil de l'enceinte de Furiani de 8 à 18.000 places. En dix jours. La tribune Claude Papi, ou tribune nord, sera rasée, et une tribune provisoire va être construite, dans l'urgence. 

C'est la société niçoise E.G.M. Sud-Tribune, qui décroche le contrat, forte de son expérience de sous-traitante lors des J.O d'Albertville, qui se sont déroulés deux mois plus tôt. L'entreprise fournira et installera la tribune provisoire.

Le 27 avril, Jean-Marie Boimond, de Sud-Tribune, présente le projet aux autorités locales, alors que les travaux ont déjà débuté.

Pour tenir les délais, des libertés considérables vont être prises avec les règlements. Pas d'autorisation pour la destruction de la tribune nord, pas de permis de construire pour l'édifice provisoire, des schémas et des plans rapidement tracés... Sur le chantier, ouvriers et bénévoles, tout le monde met la main à la pâte. Jusqu'aux militaires du 173e RI de Borgo. 

D'autres obstacles vont se dresser sur le chemin d'un projet déjà bien mal engagé, en raison des délais extrêmement réduits. Une grève des dockers, à Marseille, empêche une bonne partie des structures prévues d'arriver en Corse. Un report de la demi-finale est envisagé, mais refusé par la Fédération Française de Football. Sud-Tribune va donc se rabattre sur une solution de rechange : des échafaudages de chantier disponibles sur l'île. La tribune provisoire sera constituée de tubulaires différents. 

Les jours suivants vont être au diapason ce début de chantier. Un mélange effarant de déni de réalité, d'arrangements avec les contraintes techniques, et de dissimulations diverses. 

Incompétence ou inconscience ?

Le 29 avril, la Socotec, un bureau de contrôle, donne un avis favorable. Dans la foulée, Jean-François Filippi fait ouvrir la billetterie, afin de vendre un premier wagon de 5.000 tickets, ceux qui ne concernent pas la tribune en construction. Alors même qu'il n'en a pas le droit. On apprendra des années après que le président du club s'appuyait sur un PV qui était un faux...

Le 30 avril, la commission de sécurité, en préfecture de Haute-Corse, émet un avis négatif sur l'ouverture de la tribune. Pourtant, à la suite d'un étrange tour de passe-passe, sur le document apparait la mention "avis favorable provisoire", écrit à la main par un fonctionnaire départemental de la protection civile.

Pendant ce temps, à quelques jours du choc tant attendu entre l'OM et Bastia, l'excitation est palpable en Corse. Les rues sont pavoisées aux couleurs du Sporting, les commerçants de toute l'île ont décoré leurs vitrines pour l'occasion, et la grande question, dans les rues, les lycées, les entreprises et les cafés, c'est : "tu as tes places ?"

Tout le monde ne parle que de cette tribune gigantesque qui est en train de sortir de terre, et que l'on commence à apercevoir de loin, lorsque l'on traverse Furiani en voiture. Les curieux sont de plus en plus nombreux à se presser au pied du chantier, estomaqués par l'exploit, et parfois aveuglés par l'euphorie générale. Mais quelques-uns sont plus dubitatifs, et ne cachent pas leurs inquiétudes devant cet édifice brinquebalant, haut comme un immeuble, et reposant sur des cales de bois et des parpaings.

Certains d'entre eux renonceront à assister au match en prenant leur billet dans cette tribune, quitte à le regarder à la télévision. Mais d'autres, plus nombreux, choisiront, malgré leurs préventions, de faire confiance "à ceux qui savent".

D'autant que les commissions, sous-commissions et autres organismes se succèdent sur place, émettant quelques réserves parfois, soumettant quelques suggestions, plus rarement, et s'appesantissant sur quelques points telle la présence d'un groupe électrogène... Mais aucune d'entre elles ne remettra un compte rendu négatif dûment signé.

Le jour du match, en fin de matinée, une dernière commission se réunit sur place, en donne à son tour son aval, après une série de vérifications pour le moins sommaires.

Toute la Corse prend la direction d'Armand Cesari. En début d'après-midi, les supporters chantent déjà devant l'enceinte sportive, maquillés, en agitant leurs drapeaux. Pendant ce temps, les délégués de la Fédération arrivent au stade, et se montrent plutôt dubitatifs quant à l'allure de la tribune, qui ne donne pas vraiment une impression de solidité. 

Au fur et à mesure que les milliers de personnes prennent place dans les gradins, parmi lesquels les représentants de la presse locale et nationale, placés tout en haut, les craintes se font plus vives. Le stade est en fusion, l'ambiance est électrique, et alors que les Marseillais arrivent au stade, elle monte encore d'un cran. Des responsables de la sécurité, des pompiers, situés sur les côtés de la tribune, ou en dessous, voient avec effroi les supporters marteler les planches de leurs pieds. Ils croient voir des boulons, des écrous tomber au sol...

Le coup d'envoi est dans moins d'une heure. Et personne ne prendra la décision de faire évacuer la tribune. Entre les détonations des bombes agricoles, les chants et les insultes adressées aux Marseillais, protégés par les boucliers des CRS, le speaker tentera juste de demander, à plusieurs reprises, de ne pas taper des pieds sur la structure. Mais en vain. 

Scènes de guerre

À 20h20, Alors que les joueurs s'apprêtent à sortir des vestiaires, le château de cartes qui avait été bâti en dépit du bon sens s'effondre. Toute la partie haute de la tribune cède dans un bruit de tonnerre, emportant avec elle des milliers de personnes. 

Après un moment de sidération, le stade sombre dans le chaos. Les supporters du bas de la tribune nord, redoutant que l'édifice ne lâche complètement, tentent de fuir et se précipitent contre les grillages qui les séparent de la pelouse. En Sud, en Est et en Ouest, nombre de supporters ont des proches ou de la famille en nord, et plus largement, le public prend la mesure de la catastrophe qui vient de se produire sous leurs yeux. Enfin, chez eux, les Corses de l'île ou de la diaspora vivent le drame par écran de télévision interposé. La panique est générale. 

Les secours sur place ne sont pas prêts à faire face à une telle situation. Alors on s'organise, avant l'arrivée des ambulances, qui peinent à rejoindre le stade. Les joueurs tentent d'arracher à mains nues les grillages, et la pelouse prend vite des allures d'hôpital de fortune. Des scènes de guerre, au moment où le coup d'envoi d'une demi-finale de Coupe de France devait être donné. 

De l'autre côté de la tribune, là où l'échafaudage s'est effondré, c'est la désolation. Des milliers de victimes coincées sous l'enchevêtrement des tubulaires et des strapontins brouillés. Des blessés qui tentent de se relever, des corps inanimés, des corps sans vie...

A 21 heures, le public est invité à évacuer le stade, et nombre de supporters enfilent leur tenue de secouristes. Dans leur véhicule, ils emmènent certaines victimes dans les cliniques et l'hôpital de Bastia, saturés. Ce sera très vite le cas également de ceux d'Ajaccio et de Porto-Vecchio. Des rotations d'hélicoptères vont être mises en place avec Poretta, qui devient à son tour un hôpital de fortune. 

Plus de 200 personnes sont évacuées vers le continent. 

Dès le lendemain, François Mitterrand, le président de la République de l'époque, se rend en Corse, et déclare que ce qui s'est passé à Furiani est une catastrophe nationale, et qu'on ne rejouera plus jamais à la date du 5 mai. Le bilan, qui reste provisoire, est très lourd. Deux personnes sont décédées au stade, plusieurs autres sont entre la vie et la mort, et des milliers de gens sont blessés.

Au final, ce sont 19 personnes qui ont perdu la vie à Armand Cesari, et 2.357 ont été meurtries dans leur chair.  

Très vite, les enquêtes menées pour comprendre l'origine du drame ne laissent guère de doutes : les choses ont été faites en dépit du bon sens, au mépris des règles techniques et de prudence les plus élémentaires. Sont mis en cause la ligue Corse, la société Sud-tribune et les dirigeants du Sporting, les organismes de contrôle et les autorités administratives. Le 14 mai, une première vague de mises en examen a lieu. 7 personnes sont mises en examen, et trois écrouées.

Parmi elles Jean-François Filippi, le président du club. Le 26 décembre 1994, a quelques jours de l'ouverture du procès de Furiani, il sera assassiné devant son domicile, à Lucciana. 

Le procès

En tout, 13 des 18 personnes inculpées sont renvoyées devant la chambre correctionnelle du Tribunal de Grande Instance de Bastia. Les cinq dernières bénéficient d'un non-lieu. 

Le 31 mars, un premier jugement rendu par le tribunal correctionnel. Les condamnations vont de deux ans de prison ferme pour le directeur de Sud Tribune, Jean-Marie Boimond, à des peines de prison avec sursis. Jean-Marie Boimond sera le seul à ne pas faire appel de la décision. 

Le 15 décembre, la cour d'appel de Bastia rend son arrêt : la plupart des peines sont atténuées. En revanche, Raymond le Deun, qui était le directeur du cabinet de Haute-Corse au moment des faits, est condamné à 20 mois de prison avec sursis et à 30.000 francs d'amende (4.500 euros) pour homicides et blessures involontaires. Il avait été relaxé en première instance. 

Les peines prononcées laissent un goût amer sur l'île. Un sentiment d'injustice qui vient se rajouter à la déception provoquée par le manque de constance des instances nationales. Les promesses faites au lendemain de la catastrophe n'ont pas été tenues, et les rencontres continuent de se dérouler le 5 mai. 

La programmation de la finale de la Coupe de France 2012 à cette date suscite un tollé en Corse. Le Collectif du 5 mai lance une pétition pour sanctuariser la date, et obtient une première victoire avec le report de la finale. Il faudra attendre près de 10 ans, et le 14 octobre 2021, pour que le Collectif soutenu par les députés de l'île, obtienne enfin la sacralisation du 5 mai devant le Sénat. Le 20 octobre, la loi "Castellani" est promulguée par Emmanuelle Macron. 

Le Sporting, lui, après d'un an d'exil à Ajaccio et Aix-en-Provence, a retrouvé Furiani en avril 1993. Les décennies ont passé, l'ancien stade Armand Cesari a depuis longtemps disparu, mais si les vestiges du drame ne sont plus là, les blessures, elles, restent toujours à vif.  

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