Corsica Libera se présente aux territoriales sous sa propre bannière, comme les autres mouvements nationalistes. L'union a éclaté, et de toute évidence, ils sont ceux qui le désiraient le moins. Mais les indépendantistes semblent avoir puisé un regain de motivation dans ce coup du sort.
"O Talamoni, ch'avemu da fà ?"
Le vieil homme, canne à la main et bleu de Chine entrouvert sur un torse solide, interpelle le candidat de Corsica Libera alors qu'il descend de sa voiture, garée à l'entrée du village de Zilia. Jean-Guy Talamoni sourit, et lance : "Ah, feremu ció chè noi puderemu !"
Unu ghjè unu !
La tête de liste de Fà nazione est accompagnée d'Alain Simoni, éminence grise de Corsica Libera, et directeur de campagne. Un peu plus loin, les militants qui les accompagnent se sont déjà engagés dans la ruelle qui monte vers l'église du village.
"Vous êtes attendus ?", demande le ziliais, en faisant un geste vague vers la mairie. "Non, on n'est attendus par personne, répond le président sortant de l'Assemblée de Corse, en s'éloignant. On va à la rencontre des gens...". "Avete ragiò, lance le vieil homme, en brandissant sa canne vers le ciel en signe d'encouragement. "Unu ghjè unu !"
Sillonner la Corse
Unu ghjè unu, ce pourrait être la devise de Corsica Libera pour cette campagne. Inlassablement, les colistiers et les militants arpentent la Corse, pour convaincre les électrices et les électeurs de leur donner leur voix le 20 juin prochain.
Le parti indépendantiste mène la campagne la plus dynamique des territoriales. Aujourd'hui, alors qu'une partie d'entre eux sillonne la Balagne, d'autres sont dans les Deux-Sevi, le Boziu ou en Castagniccia.
On est probablement les derniers à être partis en campagne.
"Il faut quadriller, le laps de temps est très serré parce qu'on est parti probablement les derniers en campagne, reconnaît Sébastien Quenot. Le responsable des relations médias pour ces élections marque un temps d'arrêt, puis reprend, ironique, "on a perdu du temps, alors que certains faisaient semblant de discuter avec nous mais avaient déjà lancé des appels à candidature de leur côté"...
Le cavalier seul de Gilles Simeoni est resté en travers de la gorge de pas mal de monde. Malgré les couacs à répétition et les dernières municipales, beaucoup ont voulu y croire. "On a plaidé pour l'union jusqu'à la dernière seconde", déplore Petru Antone Tomasi, président du groupe Corsica Libera durant la mandature qui s'achève.
Mais l'implosion de Pè a Corsica a fait l'effet d'un coup de fouet. "On s'appuie sur des militantes et des militants qui ont toujours répondu présents, et qui sont plus mobilisés que jamais", se réjouit Sébastien Quenot. Petru Antone Tomasi acquiesce : "On reçoit un accueil très favorable, on est très sollicités. Reste à espérer que cela se traduise dans les urnes".
Un sondage encourageant
Jean-Guy Talamoni et son équipe se réfugient sur la terrasse ombragée du bar Montegrosso, alors que le thermomètre avoisine les 30 degrés. A un passant qui lui demande pourquoi il est venu jusqu'à Zilia, le leader indépendantiste répond, badin : "j'y ai des amis, et j'espère, quelques électeurs. Mais vous savez, j'ai même des amis qui ne votent pas pour moi... C'est compliqué la vie !"
L'ambiance est plutôt détendue. Les 7 % d'intentions de vote récoltés par le sondage France3Corse Sopra/Steria y seraient-ils pour quelque chose ?
Les élections, Jean-Guy Talamoni connaît. Et les sondages aussi. Celui qui a été élu pour la première fois en 1992, à l'Assemblée de Corse, et a été, depuis, de toutes les campagnes, n'est pas du genre à s'enflammer.
"7 %, c'est bien, mais il faut rester prudents. Au final, ça peut être 6,9 % comme 7,1 %. Ca semble presque rien, mais ça fait une sacrée différence". La différence, c'est le droit de se maintenir au second tour. Et Corsica Libera y compte bien.
Le politique se réveille
La terrasse du bar de Zilia n'a pas vraiment des allures de réunion publique. La tournée de Corsica Libera, appelée Giru Naziunale, a pris du retard. Dans la matinée, sur la place Saint-Nicolas, on célébrait la victoire du Sporting en Coupe de France en 1981, et il était difficile de ne pas y faire une apparition. D'autant que Jo Bonavita, figure emblématique du club bastiais, est sur la liste Fà Nazione.
Alors, cet après-midi, à Zlia, face à la tête de liste et à ses colistiers, pas grand monde. Une table de jeunes hommes penchés sur leur portable, la casquette enfoncée sur le crâne. Un peu plus loin, une poignée de convives d'un mariage voisin, endimanchés et venus se rafraîchir. Reste une troisième table, où patientent quelques habitants du village, venus interroger Jean-Guy Talamoni.
D'autres candidats, plus à l'aise dans ce genre d'exercice, auraient commencé leur entreprise de séduction dès leur arrivée. Mais l'ancien avocat, lui, paraît hésiter sur l'attitude à adopter. Echange quelques mots avec le serveur. Semble perplexe quand Sébastien Quenot, joueur, lui réclame un discours.
Le but, c'est de convaincre les Corses en faisant passer ses messages.
Au bout de quelques minutes de flottement, Jean-Guy Talamoni se décide néanmoins à prendre la parole. Et la transformation s'opère. En matière de banalités chaleureuses, de small talk, comme disent les anglais, l'élu n'est pas vraiment un expert. Mais dès qu'il s'agit d'entrer dans le vif du sujet, le politique se réveille.
Pas question de se débarrasser des questions posées en quelques phrases sibyllines et roublardes. Le leader de Corsica Libera répond aux interrogations des deux électrices et de l'électeur face à lui avec sérieux et rigueur. Sans esquiver aucun sujet. Du CHU aux déchets, en passant par le grand banditisme, et par le dernier communiqué en date d'un groupe clandestin.
Petru Antone Tomasi n'est guère étonné : "il est égal à lui-même, il a une volonté, c'est celle de convaincre. Alors en campagne, il privilégie le fond. Il a beaucoup d'empathie pour les gens mais il est aussi quelqu'un de très politique, pour lui le but c'est de faire passer le message, de convaincre les Corses en développant ses idées".
CHU et frères dominicains
Une demi-heure plus tard, sur le parking, on hésite sur la route à prendre. Certains pensent qu'il faut mettre le cap sur Calvi, où est prévue une réunion publique. Qui était censée commencer il y a une dizaine de minutes. D'autres rappellent qu'il est prévu de passer d'abord à Montemaggiore. Jean-Guy Talamoni tranche. Ce sera Montemaggiore.
Dans les rues du village, la tête de liste est interceptée par un homme d'une cinquantaine d'années, qui est un descendant de la sœur de Pascal Paoli. Sébastien Quenot secoue la tête, à la fois amusé et désabusé. "Bon, là c'est sûr, on sera en retard !"
Bon, là, c'est sûr. On sera en retard.
Effectivement, la discussion s'éternise. On demande à celui qui a été le directeur de cabinet de Jean-Guy Talamoni comment on fait pour respecter un planning dans des conditions pareilles. Au même moment, quelques brides de conversation nous parviennent, où il est question de philosophie et de l'ordre des frères dominicains.
Sébastien Quenot éclate de rire. "On ne le respecte pas, le planning ! C'est tout bonnement impossible. C'est aussi ça, une campagne. Des rencontres, des échanges, des discussions en dehors du cadre formel. On ne peut pas les interrompre, il faut être flexible".
Des conséquences dans les urnes
Le problème, c'est qu'à Calvi, dans l'amphithéâtre du port de plaisance, entre les bars à tapas et les avant-boites tapageuses, il n'y a presque plus personne au moment où le convoi de Corsica Libera arrive finalement, avec deux bonnes heures de retard. La plupart ont jeté l'éponge. Seule une poignée de fidèles sont toujours là.
Alors on choisit de renoncer à la réunion publique, et de se réfugier, une nouvelle fois, à la terrasse d'un bar du port, en embarquant les courageux qui ont patienté.
En chemin, un sympathisant, soucieux, arrête le leader de Corsica Libera. "Qu'est-ce que c'est, cette histoire, Jean-Guy ? En 2015, en 2017, tout allait bien !"
La question revient inlassablement, au fil des rencontres sur le terrain. L'ex-allié de Jean-Christophe Angelini et de Gilles Simeoni hausse les épaules, l'air navré, et répond : "c'est un peu ridicule, je sais. Certains veulent se compter. Ca ressemble à des primaires, mais politiquement, pour les gens, c'est illisible..."
Les colistiers de la liste Fà nazione le savent : la panique qui a régné, dans le camp nationaliste, dans les semaines qui ont précédé la campagne, a brouillé les cartes, et aura des conséquences dans les urnes. Mais ils veulent croire que, pour eux, elles seront positives.
Certains veulent se compter.
"Il y a les Corses qui partagent nos idées, et qui nous soutiennent depuis des années. Mais il y en a aussi d'autres, que l'on croise de plus en plus. Ceux qui trouvent injuste que Corsica Libera soit exclu de la démarche, et de la représentation institutionnelle. Parce qu'on les a convaincus, au fil de la mandature, qu'on connaissait les dossiers, qu'on savait ce qu'on disait, et qu'on avait des solutions à proposer", analyse Petru Antone Tomasi, en rejoignant le parking.
Prochaine et ultime étape de la journée de tournée, Porto. Avant de reprendre la route, dès demain, à la première heure. "Unu ghjè unu", comme on dit à Zilia. Et une par une, les voix, Corsica Libera est bien décidé à aller les chercher.