Michel Guillaumin et Étienne Ponzevera sont deux figures incontournables du rugby bastiais. Ils ont participé à la naissance du ballon ovale sur l'île, et sont plus que jamais fidèles à leur passion. Nous les avons rencontrés.
Sur la piste ocre du stade de l'Arinella, dans les quartiers sud de Bastia, seul un jeune coureur, à l'allure efflanquée, enchaîne les tours, malgré la chaleur écrasante. La rentrée scolaire, c'est pour dans quelques jours. En attendant, le complexe sportif est presque vide.
Michel Guillaumin chausse ses lunettes de soleil, et rejoint Étienne Ponzevera, qui l'attend au centre de la pelouse. « Nos premiers matches, c'est ici qu'on les disputait. Et vous pouvez me faire confiance, dans les années 60, l'endroit était bien différent de ce que c'est aujourd'hui ». L'octogénaire désigne un coin de terre, sous une rangée d'arbres, à gauche de la piste. « Vous savez ce que c'était, nos vestiaires ? Un wagon de micheline, abandonné là par quelqu'un. On se changeait à l'intérieur. »
Les entraînements, on les faisait à la lumière des phares de voiture.
Étienne Ponzevera
Étienne Ponzevera acquiesce, en souriant. Il est un peu plus jeune que Michel, et n'a pris sa première licence qu'au début des années 70. Mais il se souvient bien des débuts du rugby corse. « À l’époque, c'était une aventure. On n'avait pas d'infrastructure, pas de pelouse, rien. Avant les matches, on se mettait en ligne, et on enlevait tous les cailloux pour rendre le terrain praticable. Et les entraînements, on les faisait à la lueur de nos phares de voiture ».
Les deux hommes ont vécu la discrète épopée du rugby corse aux premières loges, durant plus d'un demi-siècle. Joueur, entraîneur, dirigeant, ils ont occupé tous les postes. Fidèles, malgré les années, les coups durs et les déceptions, au maillot qu'ils ont enfilé quand ils étaient jeunes.
Celui du RCB.
Un soir de 1962, dans un café de la place Saint-Nicolas
Le RCB, c'est le Rugby Club Bastiais, créé en 1962 par une poignée de passionnés, dans le sillage du docteur Victor Serafini. Le 20 mars 1962, dans les salons du café Empire, situé sur la place Saint-Nicolas, naît le premier club de rugby corse. L'île, alors, est une terre vierge en matière de ballon ovale.
Moi, la première fois que j'ai entendu le nom de rugby, c'était quand j'étais militaire, en Côte d'Ivoire, au début des années 60. En Corse, on ne savait même pas ce que c'était, à l'époque !
Michel Guillaumin
Michel Guillaumin se souvient. « Moi, la première fois que j'ai entendu le nom de rugby, c'était quand j'étais militaire, en Côte d'Ivoire, au début des années 60. À peine arrivé à la caserne, l'une des premières choses qu'on m'a demandées, c'est si je jouais au rugby ! Mais en Corse, on ne savait même pas ce que c'était, à l"époque... Peu importe, ils m'ont quand même mis dans leur équipe. Je ne connaissais pas les règles, je n'avais aucune idée de ce que je devais faire ! Mais c'est ainsi, en rejoignant l'équipe du régiment de Bouaké, que j'ai découvert ce sport ».
Michel revient en Corse en 1962. Au moment même où le RCB voit le jour. Le jeune insulaire a pris goût à ce sport. Il entend parler de ce nouveau club, et rejoint l'effectif. Il fera partie de la première équipe.
L'ancien joueur, aujourd'hui âgé de 83 ans, interrompt son récit. Il nous fait signe d'attendre et se dirige vers sa voiture, garée devant le stade. Quelques minutes plus tard, il réapparaît, tenant avec précaution dans ses mains une photo en noir et blanc, marquée par le passage du temps. Dessus, la première équipe du Rugby Club de Bastia, où il est entouré de ses coéquipiers de l'époque, dans leur maillot à rayures. « Des rayures jaune et noir, les couleurs du club à l'époque ».
Faire exister le rugby sur une terre de foot
Les débuts sont timides. Durant deux saisons, le rugby tente de prendre son essor à travers une esquisse de championnat de Corse. « Et c'était difficile, sur une île où c'est le football qui est roi », rappelle Etienne Ponzevera.
Tout le monde est bénévole, les infrastructures sont inexistantes, et les pionniers du rugby insulaires constatent vite qu'il ne faudra pas compter sur les aides publiques. Mais les rares pratiquants, à travers l'île, ont pris goût aux mêlées, et sont prêts à déplacer des montagnes.
D'autant que, quand ils se frottent aux équipes continentales, bien plus aguerries et expérimentées, les rugbymen corses n'ont pas à rougir de leurs performances.
On rentrait en mêlée comme des dingues ! À grands coups de capate ! Et ça faisait son petit effet...
Michel Guillaumin
En mai 1964, deux ans à peine après sa naissance, le RCB parvient à se faire inviter à un tournoi international, à Bruxelles. Il affronte Anderlecht, le Stade Français, Francfort, l'ASU Bruxelles et le Kingston College.
L'Europe fait connaissance avec le rugby corse.
Le lion de Teghime
« On n'avait pas vraiment de technique. Notre truc, c'était l'engagement physique. On rentrait en mêlée comme des dingues ! À grands coups de capate ! Et ça faisait son petit effet », raconte Michel Guillaumin, avec gourmandise.
« Le RCB a même joué contre les All blacks », précise Etienne Ponzevera, en nous adressant un clin d'œil. « UN All black ! », rectifie Michel. « Un Néo-zélandais qui jouait au Stade Français. On les rencontrait à l'occasion de notre premier match du tournoi. Et dans notre équipe, on avait Antoine Olivieri ».
« C'était une montagne », précise Etienne. « Et il y allait franco, continue Michel. Alors il va au contact du All black, et se retrouve au sol. L'autre le prend de haut. "T'excite pas, petit, moi, je suis un All black..." Antoine se lève, lui répond "moi, je suis le lion de Teghime !", et lui met deux coups de poing ».
La Corse est trop petite pour les ambitions des Bastiais, qui entendent désormais se frotter aux équipes d'ailleurs, tout au long de la saison. En 1965, le RCB rejoint le championnat du comité du littoral, en catégorie Honneur.
« Mais ça n'a pas duré longtemps », soupire Michel Guillaumin.
Du XV au XIII, et retour
Sept ans plus tard, en juin 1972, le comité du littoral décide en effet que les clubs corses ne pourront plus participer à leur championnat.
Les raisons invoquées, la complexité et les coûts des déplacements jusqu'à l'île. « Il n'y avait pas que ça, s'amuse Etienne Ponzevera. On avait quelques caïds, dans les équipes corses. Alors ça ne gagnait pas souvent, quand ça venait chez nous ! »
Il en faut plus pour décourager les Bastiais. Aux grands maux les grands remèdes : le club renonce au jeu à XV, et se tourne vers le jeu à XIII. Il s'appellera désormais Bastia XIII. La fédération du jeu à XIII accueille favorablement la démarche des Bastiais, qui les intègre dans le championnat fédéral.
C'est un bon souvenir, pour Etienne, qui prend sa première licence cette année-là, mais également pour Michel, malgré dix ans passés à pratiquer le jeu à XV. « En Corse, selon moi, on est plus treizistes que quinzistes. C'est un autre état d'esprit, et je pense que le jeu s'adapte mieux à notre tempérament, à notre caractère. Il y a plus de jeu, il faut plus faire circuler le ballon. Et puis même morphologiquement, le XIII nous convient mieux... »
Pour appuyer sa théorie, Michel Guillaumin prend plaisir à nous rappeler le premier match de Bastia XIII : « c'était en septembre, avant le début de saison. La rencontre était à Furiani, contre l'équipe de Cassis, qui avait fait le déplacement pour un match exhibition. Ils se disaient qu'ils allaient nous apprendre à jouer... Et on leur a passé 38 points ! »
L'histoire du club bastiais, à l'image du rugby corse, dont il est la figure de proue, ne va pas être un long fleuve tranquille. Fusions, rapprochements, retour au rugby à XV après avoir été éjectés du championnat fédéral à XIII accession au niveau national, relégations, changements de noms (RCB, Bastia Université Club, Bastia XIII, Bastia XV...), son histoire est riche de rebondissements.
Mais, malgré quelques frémissements, çà et là, au gré des bonnes performances, l'audience insulaire reste confidentielle.
Le ballon ovale chevillé au corps
Cette impossibilité du rugby bastiais à se faire une place d'honneur à la table des sports sur l'île demeure une vraie frustration.
À en croire Michel et Etienne, les raisons sont nombreuses. La prépondérance du foot,« les problèmes avec la ligue", « l'esprit anti-corse du continent", le manque d'aide et de soutien des pouvoirs publics, des infrastructures défaillantes... Et puis, aussi, tient à souligner Michel Guillaumin, qui essaie à tout prix de fédérer les anciens joueurs de son club en association, le manque d'engagement de ces derniers. « Ils pourraient continuer de s'investir dans le rugby, pour transmettre aux nouvelles générations... Mais beaucoup sont passés à autre chose ».
Le rugby, c'est toute ma vie, et je veux lui rendre tout ce qu'il m'a donné, en espérant faire perdurer l'esprit
Étienne Ponzevera
Eux, en tout cas, sont toujours présents. Étienne Ponzevera est depuis plusieurs années le président du club, dénommé Bastia XV depuis 1992.
« Je n'ai jamais ressenti de lassitude. Le rugby, c'est toute ma vie, et je veux lui rendre un peu de ce qu'il m'a donné, en espérant faire perdurer l'esprit. On est passés par des moments compliqués, c'est vrai. Mais on est encore là ».
Michel, lui, non plus, ne peut rester loin des pelouses. Aujourd'hui comme hier. « J'ai exercé longtemps le métier de couvreur, et à l'époque où je jouais,une année, je suis tombé d'un toit. Mais même avec le plâtre, je venais aux matchs ! »
Il ne manquerait une rencontre pour rien au monde. Chez les hommes mais également chez les femmes, qui ont désormais leur équipe. « Les Ponettes ! Ça joue comme on jouait à l'époque, à l'ancienne ! Ça fait circuler le ballon, c'est beau à voir ».
Les deux hommes, malgré le poids des ans, gardent espoir la Corse tombe enfin amoureuse du sport de leur cœur.
« On sent que la fédération le comité, veulent faire quelque chose en Corse. Il y a des initiatives, régulièrement, au niveau régional, et certaines sont spectaculaires, comme la venue des Springboks à Biguglia... Ce n’est pas rien, ce sont des champions du monde, quand même ! », rappelle Etienne.
Mais tous deux savent que ces engouements populaires sont souvent passagers, et qu'il faudra autre chose pour enraciner la pratique du ballon ovale chez les nouvelles générations : « si un jour les pouvoirs publics décident qu'il faut promouvoir le rugby comme il se doit, on y arrivera, estime Michel. "Si on réussit à se structurer, les gens vont venir. Tout est réuni, dans ce sport, pour plaire aux Corses ».
Et c'est un Corse qui, depuis son premier matche en Côte d'Ivoire, en 1961, n'a jamais cessé de l'aimer, qui vous le dit.